Helen Davenport Gibbons

Les Turcs ont passé par là !...
The red rugs of Tarsus

Quatrième Partie

Espérances

Tarsous , 15 mars 1909.

Chère maman,

Vous souvenez-vous du jour où je vous parlais du "problème de la belle-mère" et où je me creusais la tête pour savoir comment l'appeler. Vous m'avez dit alors : « Ne t'inquiète pas, avant peu tu auras quelqu'un pour qui elle sera grand'maman . La solution élégante du problème, c'est de l'appeler grand'maman aussi. » N'est- ce pas curieux que ma maternité vous place dans la génération des grand'mères? Quand je pense aux jours d'autrefois, à Cloverton , et à ma grand'maman, j'envie le sort de mon bébé. Il y a quelque chose de délicieux dans la grand'mère. On me croyait très gamine chez grand'maman , à cause surtout de ma conviction inébranlable qu'elle était très belle. Je me tenais près de son fauteuil, lui caressant les joues et lui répétant : "Que tu es belle!" Elle souriait des yeux, tandis que sa bouche protestait : « Comment, disait-elle, puis-je être belle avec mes rides? » Je suppose que c'était mon sang irlandais qui me faisait lui dire : « Non, vous n'avez pas de rides, si ce n'est de jolies rides, quand vous riez, de chaque côté des yeux. »

Ne nourrissez pas de secrètes pensées sur la vieillesse. Lorsque vous, moi et bébé, nous nous rencontrerons, ce sera ma faute. D'ailleurs, vous pourrez jouer avec bébé, ce qui ne vous est pas arrivé depuis que vous étiez petite fille et que vous aviez des poupées. Je dirai : « Oh ! puisque maman est là, je suis tranquille. » La rencontre des trois générations mettra en fuite les idées moroses. La nature veut que les jeunes parents et leurs bébés aient leur grand'mère près d'eux. Aussi devez-vous venir à Paris l'hiver prochain.

Vous avez fait, comme grand'mère, un beau début ! C'était comme pour Noël, mieux même, lorsque Daddy Christie et Herbert ont ouvert votre gros colis. Figurez-vous qu'il y a près de notre armoire une petite malle de cabine. Je m'imagine que c'est la mallette de bébé. Elle est toute neuve et, quand nous partirons d'ici en juin, elle contiendra tout son trousseau.

A huit mille kilomètres de distance, un parfum me ramène en pensée près de vous. Quel parfum ? Je suis assise près de notre lit de fer, tout blanc, et je renifle. Je renifle quoi? La senteur exotique de ma boîte à ouvrage de bois de cèdre, l'odeur fraîche du badigeon blanc avec lequel on vient de faire la toilette de nos murs, l'haleine chaude de notre feu de bûches, mais surtout, dominant tous les autres, le parfum du sachet de trèfle que vous avez mis dans le trousseau de bébé. Ce sachet me ramène à la maison : il embaume comme le tiroir d'en haut de votre secrétaire.

Le trousseau est arrivé ce matin. J'ai tout étendu sur le lit, afin que Herbert, lorsqu'il rentrera de sa classe de grec, puisse contempler le tableau. Brassières et jupons, chemises et ceintures de flanelle et de soie, tout cela exactement de la taille d'un bébé de six mois. Craignez-vous donc que je ne sois pas capable de soigner bébé, pour envoyer tant de lait condensé?

La prochaine fois que vous verrez le Dr Smith, transmettez -lui tous mes remerciements pour ses bons conseils. Je l'entends d'ici vous dire gravement « que je dois absolument aller à l'hôpital le plus près ». Ouvrez-lui donc mon vieil atlas et indiquez-lui de votre joli doigt le coin à droite et en haut de la mer Méditerranée. Montrez-lui que nous sommes là où la côte commence à tourner en bas, vers la Terre Sainte. Dites-lui alors que l'hôpital le plus près n'est qu'à deux jours de voyage, par mer. Croyez-vous donc que nos moyens permettent à Herbert de m'envoyer à Beyrouth ? Pourrais-je d'ailleurs y aller seule ?

Vous avez cependant tout à fait raison de vouloir que je me prépare dès maintenant et prenne mes dispositions pour l'arrivée du bébé ! La seule infirmière capable de toute la Cilicie est miss Hallie Wallis. Elle est à quarante milles d'ici. Elle reçoit chez elle au moins une centaine d'indigènes par jour et elle a plus à faire que ses forces ne lui permettent. Et il y a toujours chez elle une foule si mêlée que je ne croirais pas sage pour elle de se mêler d'un accouchement.

Si nous avions pris par exemple cette petite église de Squeedunkville dont nous parlions autrefois à Princeton, au lieu de nous mettre en route pour visiter le monde comme deux personnages d'un conte de fées de Grimm, vous m'enverriez maintenant ce berceau d'osier que grand'mère me donna quand je vins au monde. Quelque bon vieux paroissien le remettrait en état.

Votre petit-fils verra le jour à cinq milles de sa grand'mère ; aussi les trésors de famille doivent-ils attendre, pour se montrer, le deuxième bébé.

Il y a quelques semaines, j'envoyai le garçon de l'école (son nom se prononce, je crois, quelque chose comme Astourah ) dans un village de fellahs près de Tarsous pour m'y commander un berceau d'osier. Un village de fellahs a l'air lui-même d'un panier d'osier poussiéreux, posé à l'envers. Les cabanes sont faites de roseaux grossièrement tressés. Là où vous vous attendriez à voir quelque chose comme le rebord d'un toit, il n'y a absolument rien que des extrémités de tiges de roseau qui s'étendent toutes droites.

J'imaginai d'indiquer les différentes dimensions de mon berceau au moyen de ficelles de diverses couleurs. J'expliquai, avec le secours d'un interprète, que le panier indiqué devait être ovale, aussi large en haut que ma ficelle bleue, pas plus large au fond que ma ficelle rouge et aussi profond que ma ficelle blanche. Au bout d'une semaine, le fameux panier arriva enfin : une chose informe dans laquelle Herbert et moi pûmes sauter; une corbeille où nous pouvions tous deux tenir à l'aise, assis à la turque.

Je finis par avoir mon berceau « par une méthode ingénieuse » (un de nos élèves a toujours ces mots à la bouche). Il est assez comique d'entendre les enfants se servir à tout bout de champ dans la conversation de graves expressions livresques. Je commençai par reprendre mes ficelles, soupçonnant bien qu'elles n'avaient pas quitté un seul instant la ceinture d'Astourah . Une curieuse chose que ces ceintures ! Les indigènes prennent un carré de lainage à dessin persan, rayé de bleu, de brun, de rouge. Ils plient le tissu en un coin et en fixent un bout à leurs culottes bouffantes comme de vrais sacs, puis ils enroulent plusieurs fois la ceinture ainsi faite autour de leur taille et l'attachent de l'autre côté. Le châle étant de belles dimensions, ils peuvent garder dans ses plis de devant un nombre incalculable d'objets de toutes sortes : poignard, pain, fromage et olives pour leur déjeuner, une petite chose en cuivre qui contient un encrier et une plume. Au fond, une pareille ceinture est assez pratique dans un pays où la température varie brusquement; les reins et le ventre sont toujours au chaud. Aussi les indigènes n'ont-ils pas besoin des coûteuses ceintures contre le choléra de Jaeger.

Cette fois-ci donc, j'envoyai Socrate avec mes ficelles chez le ferblantier du bazar. Il me fit quelque chose en fer-blanc d'après mes mesures : la baignoire de bébé. J'envoyai ensuite ce bain à mon fellah avec l'ordre de confectionner une couverture d'osier de même forme pour le protéger pendant un long voyage que nous allions faire. Notre tisseur se représenta alors comment bain et panier seraient liés sur l'un des côtés de la selle. Car pour les gens, ici, voyager veut dire aller quelque part à cheval. Quand nous nous embarquerons pour Marseille au mois de juin, je mettrai le bain dans le berceau, oreillers, matelas et couverture dans le bain, le tout recouvert d'un rideau turc de berceau que nous avons acheté hier et lié avec une courroie. Le rideau de laine grossière a deux yards carrés. Il est à carreaux éclatants rouges et verts. N'est-ce pas beau et délicat pour un bébé ? Au milieu du châle, il y a des boutonnières rondes. L'une est faite dans un carreau vert, l'autre dans un carreau rouge. Une maman indigène accroche ces boutonnières à de petites chevilles fixées à chaque extrémité de l'espèce de boîte qui lui sert de berceau, afin de protéger l'enfant contre l'air frais. Par ce moyen, tous les germes morbides sont enfermés avec soin dans le berceau avec le bébé. Enfin, je vais nettoyer sérieusement mon châle et j'espère m'en servir utilement pour empaqueter le tub et la literie de bébé. Il faut penser sérieusement à tout ce voyage. Ne devons-nous pas aller d'abord en Egypte prendre un bon bateau pour Marseille, ce qui nous fait un voyage d'au moins douze jours ?

Le coton de la nouvelle récolte commence à arriver. J'en ai acheté un grand tas qu'un homme agite avec une sorte d'instrument à corde qui ressemble à un archet géant. Le premier jour sans vent, je retendrai au soleil sur un drap de lit dans le tennis-court . Le soleil d'ici me rappelle celui de Nice.

J'ai acheté au bazar une espèce de piqué blanc. Je l'ai d'abord lavé et repassé. Puis j'ai taillé deux pièces ovales un peu plus larges que le fond du berceau, et je les ai jointes par une bande de cinq pouces de large. Je bourrerai avec mon coton et j'aurai un joli petit matelas. Heureusement que je tiens à mes deux petits oreillers du collège et que j'ai acheté des taies neuves pour eux. Lorsque j'aurai trouvé de quoi faire une paire de couvertures, mon berceau sera prêt. Quand arrivera le bébé de la reine de Hollande, il ne trouvera pas un meilleur lit.

Nous nous sommes moqués l'autre jour de Daddy et de mère Christie. Un soir qu'il y avait du poulet pour dîner, par suite d'un accident, il n'y en eut pas pour tout le monde. Daddy fit des histoires, puis plaisanta, et bientôt personne n'y pensa plus. Mais Daddy y pensait toujours. Il alla au bazar et revint avec la nouvelle qu'il avait acheté cent poulets. Ils arrivèrent dans l'après-midi et Daddy donna la consigne aux deux garçons chargés de les garder. Il dit que les poulets ne coûteraient absolument rien à l'école. Il les payait de sa poche sur sa pension de la guerre civile. Les poulets furent photographiés et le Dr Christie envoya une quantité d'épreuves en Amérique. Derrière chaque photographie il écrivit : « Travailleurs laïques de Tarsous ». Maintenant, c'est lui qui se moque de nous. Les photographies et les inscriptions de Daddy ont déjà rapporté en cadeaux au collège plus d'argent que les poulets, les photos et le port n'en ont coûté. Typique, ce Daddy ! Il est adorable. Il ressemble à Carnegie. S'il avait sa fortune, nous l'appellerions Daddy Noël.

Nous menons une belle vie. Peut-être la graisse de queues de mouton fondue a-t-elle quelquefois mauvais goût, peut-être manquons- nous de beurre pour mettre sur notre pain; mais en revanche nous avons à profusion du lait caillé qui désaltère admirablement et de la crème de buffle. Le riz est quelquefois à moitié cuit et le pain a un goût aigre, mais presque chaque jour je puis envoyer chercher à la cuisine où l'on prépare les repas des élèves une assiette de boulgour (blé concassé). Nous avons en abondance des figues fraîches, cuites ou crues, du miel et des oranges. J'ai un péché à me reprocher : je mange jusqu'à quatorze oranges par jour. Certes, je puis en bien des choses éprouver en Turquie les limitations de la vie, mais avant de les atteindre je puis mettre mes habits de cheval kaki, sauter sur ma selle mexicaine et galoper au soleil couchant dans la plaine de Cilicie pendant que crient les chacals et chantent les muezzins. La loi des compensations est une réalité. Croyez-moi : ne plaignez pas les missionnaires.

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LES TURCS ONT PASSé PAR Là!...
Jounal d'un américaine pendant les massacres d'Arménie en 1909
Par Helen Davenport Gibbons

Traduit de l'anglais par F. DE JESSEN
BERGER-LEVRAULT, éDITEURS PARIS - 1918

Titre de la version originale : The Red Rugs of Tarsus

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