Archives française

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Rapport du Service des Informations de la Marine
dans le Levant au Ministère de la Marine1

N° 12. Secret2.

Port-Saïd, le 21 février 1918. (Reçu : 7 mars).

 

Le témoignage d'un Arménien qui a erré une année et demie avec les émigrés

Le calvaire des exilés arméniens (1915-1917)

 

[I.] Les Arméniens de la Thrace (Andrinople, Rodosto, Malgara), de la Bithynie (Baghtchédjik, Ada-Bazar, Tchenguiler, Ovadjik, etc.) et de Brousse (Banderma, Balikessir) sont exilés vers Alep par la ligne Ismid, Esgui Chehir [sic], Konia, Bozanti.

Les groupes d'Angora et de Kastamouni composés exclusivement d'hommes et la population de Konia et de Césarée se joignent à cette caravane. La première expulsion a eu lieu en juillet 1915, quatre mois après les exils individuels.

Dans cette partie de l'Asie Mineure, Kutahia reste, comme Smyrne, exempt des maux de l'évacuation ; 150.000 Arméniens sont en mouvement sur la ligne précitée jusqu'à la fin décembre 1915. A cette époque, l'expédition des familles cesse, et un nombre bien petit en reste sous son toit, comme familles d'artisans, de renégats ou de soldats. Le peuple subit, sur cette ligne, des tortures, des pertes de biens, mais pas beaucoup de morts, de pillages et d'atteintes à l'honneur. Il ne se faisait pas encore compte de la grandeur du mal.

Les souffrances qu'il endurait augmentaient, pourrait-on dire, en progression arithmétique. L'évacuation de Konia est moindre que l'expulsion d'Eregli. Eregli est plus supportable qu'Oulou-Kichla. Après Guvlek [sic]3, les morts augmentent et l'expulsion proprement dite commence à Osmanieh avec la persécution à coups de baïonnettes. Mamoureh [sic]4 compte un grand nombre de morts ; ce nombre double à Islahieh ; Intili voit la persécution et le massacre des ouvriers. Au-delà d'Islahieh, Katma, Adjouz se font ressentir les rigueurs de l'hiver, le développement effrayant des maladies, les horreurs de la faim.

Le peuple avait compris qu'il allait vers la mort.

II. La Cilicie, à l'exception de Zeïtoun, n'est pas en butte à beaucoup de misères. Adana, Mersina, Farsous [sic]5, Sis, Hadjin, Marach, Deurt-Yol, Hassan-Beyli etc... quittent leurs maisons dans des conditions relativement bonnes, et trouvent quelque repos dans le vilayet d'Alep sans souffrir un voyage insupportable.

Une partie des Ciliciens s'établit en Syrie, la majeure partie est pourchassée au-delà d'Alep avec la population de l'Asie Mineure pour périr dans les déserts de la Mésopotamie.

III. La population d'Arménie, excepté celle du Vaspouragan6, se dirige vers la Mésopotamie, par voie d'Alep. Dans les agglomérations d'Arméniens se trouvant dans les limites de la Syrie et de la Mésopotamie, il fut impossible de rencontrer des gens de Bitlis, de Mouch, d'Erzinguan [sic]7, de Keghi, de Baïbourt et de Palou ; ils semblent complètement avoir péri dans l'Arménie même.

Passen, Erzeroum, Keghi, Erzindjan, Baïbourt dans la Haute Arménie, Trébizonde, Samsoun, etc.. sur les bords de la mer Noire, Amassia, Tokat, Sivas, Nicopolis dans la seconde Arménie, Palou, Argueni [sic]8, Tchunguch, Diarbékir, dans le bassin de l'Euphrate se dirigent par Alep vers la Mésopotamie.

Non seulement ces régions mirent en mouvement plus de 600.000 personnes, mais c'est encore là que les expulsés eurent à subir la plus terrible et la plus inimaginable des barbaries. Les caravanes venues de là étaient généralement composées exclusivement de femmes et d'enfants. Si ceux qui se traînaient sur la ligne d'Asie Mineure perdirent leurs biens, ceux de la ligne d'Arménie donnèrent en plus leur vie et leur honneur ; si là-bas, la persécution et les souffrances allaient en progression arithmétique, ici, elles augmentaient en progression géométrique.

Alep est le centre et le témoin oculaire des malheurs de l'Arménien.

IV. Ligne de Syrie : Hama, Homs, Damas, Deraa, Amman, Salt, Kérak et Maan sont des centres où des émigrés arméniens islamisés, quoique en mouvement jusqu'à ces derniers temps, vivent cependant relativement tranquilles et ne subissent pas de trop grandes pertes. Ce sont généralement les Ciliciens qui sont établis dans ces parages. Jérusalem est l'abri d'un petit nombre d'émigrés les plus fortunés.

V. Ligne de Mésopotamie : Les expulsés qui venaient d'Arménie et d'Asie Mineure, après avoir payé leur plus grand tribut de victimes, les premiers à Souroudj et les derniers à Katana, vont remplir Bab de cadavres (80.000 morts). Meskené, Abou-Harrar, Hamam, Rakka, Sebka, Der-Zor [sic]9 sont de vrais cimetières ; Meskené seul a vu la mort de 100.000 Arméniens.

Les terres d'Alep, de Ras el-Ain, de Taïachiret et de Mossoul sont repues de cadavres. Rien que Ras el-Ain fut le témoin d'une boucherie où 35.000 Arméniens périrent par les mains des Circassiens, vers le milieu de l'année 1916. Jusqu'au printemps de 1916, Der-Zor [sic] abritait un grand nombre d'exilés ; une nouvelle et horrible expulsion et d'inimaginables cruautés donnèrent le dernier coup de massue à cette agglomération. D'après les renseignements recueillis des sources les plus sûres, 120.000 Arméniens furent massacrés à Der-Zor [sic], au mois de juillet 1916.

D'Alep en Mésopotamie, ce n'est qu'une immense tombe d'exilés.

  1. Par décision du Comité turc « Union et Progrès », avec le consentement de l'Allemagne, nous avons des preuves sérieuses sur ce point, le gouvernement résolut l'évacuation des Arméniens.
  2. La population arménienne d'une partie du vilayet d'Angora, de la partie du vilayet de Sivas, restée en dehors de la réforme, ainsi que celle de tout le Pont, spécialement celle des sept vilayets assujettis à la réforme, après avoir été plusieurs fois pillée par les bandes que le gouvernement avait organisées, fut égorgée atrocement, les mâles de plus de 15 ans assassinés, les jeunes femmes belles et les vierges enlevées, les
    enfants de 7 à 14 ans ravis et rendus musulmans.
  3. Quoique la population de la Cilicie, du vilayet de Brousse, de Bithynie et de Thrace ne fût pas assujettie à un massacre systématiquement, elle fut cependant pillée et persécutée.
  4. Le reste des Arméniens exilés d'Arménie et la population désignée dans le paragraphe III ne furent pas expédiés en droite ligne dans les déserts de la Syrie, mais conduits par des chemins détournés à travers des montagnes inaccessibles, des vallées impraticables, des fleuves infranchissables, le plus grand nombre mourut, fut noyé dans les fleuves ou devint victime de la faim et des maladies contagieuses.
  5. Pendant toute une année et demie, les exilés arméniens n'eurent point de station fixe même dans les déserts de la Syrie. Cravaches en mains, les bourreaux les poursuivirent de lieux en lieux, nus, malades, affamés.
    C'est dans ce déplacement continuel qu'il faut chercher un des agents de l'anéantissement du peuple arménien.
  6. La nudité des femmes arméniennes, la vente des enfants à des prix ridicules par des mères affamées, leur abandon sur les chemins par des parents épuisés, des mères comme dans une crise de folie jetant dans les fleuves leurs petits encore à la mamelle, la violation de l'honneur de la femme arménienne par les Kurdes et les Arabes afin d'assouvir leurs instincts les plus brutaux constituent l'une des scènes les plus terribles de cette tragédie.
  7. Au commencement de l'année 1915, on prit les armes des mains des soldats arméniens et on les envoya dans les troupes ouvrières. Déjà leur vie était devenue un martyre vivant dans les travaux de construction de routes et de casse de pierre. Pendant l'évacuation générale, la plus grande partie en fut tuée et le reste fut victime de la faim, de la nudité et de la maladie, ainsi presque tous furent anéantis.

Ni la langue ni la plume ne peuvent raconter le martyre des Arméniens de la Turquie. Aucune tragédie dans les annales des peuples ne peut approcher cette catastrophe. Pour la qualifier, les mots manquent dans les langues des races.

Quant à l'état actuel des débris des Arméniens exilés, leur vie, comparée aux jours de la terreur, est maintenant supportable ; mais plus de la moitié, misérable, infirme, épuisée, est condamnée à mourir, puisqu'elle n'a pas la possibilité de gagner son pain de chaque jour et que le gouvernement reste spectateur indifférent devant ses convulsions de moribond.

Les centres de l'agglomération arménienne sont Damas, Alep, Konia, avec leurs environs. Ceux des émigrés de Konia, et surtout de Damas, qui possèdent un capital plus ou moins grand ou qui ont un métier, se sont mis à faire de petites affaires. A Alep, la terreur règne encore.

Il est à présent difficile de préciser le nombre des survivants de la catastrophe; mais j'essaie de fixer leur nombre d'après le témoignage même des Turcs compétents qui vivent parmi eux :

Konia et ses environs ....................................... 20.000 ;

Alep et ses environs .......................................... 25.000 ;

Damas et ses environs ...................................... 40.000.

Les Arméniens de Dra [sic]10, de Salt, de Kérak, d'Am[m]an, etc.. furent forcés d'accepter l'islamisme. La même contrainte fut exercée dans les environs d'Alep.

Cilicie (Adana, Lis [sic]11, Marach, Hadjin, etc.) ......................... 10.000 ;

Kutahia, Afion-Karahissar, Esgui Chébir [sic], etc ........................... 6.000 ;

Césarée, Kharpout, Arabguir [sic], etc ........................................... 7.000.

La plupart des Arméniens restés en Arménie sont protestants ou catholiques. A la suite de l'intervention de l'Allemagne et de l'Autriche, le gouvernement ottoman ordonna, au mois d'août 1915, le retour des protestants et des catholiques évacués. La grande partie des femmes et des enfants échappés aux massacres furent contraints à l'islamisme.

On dit qu'il y a un assez grand nombre d'Arméniens à Mossoul, mais les informations précises manquent quant au nombre.

Suivant les listes dressées à l'occasion de la réforme, le nombre total des Arméniens de Turquie s'élevait à environ 2.000.000. En laissant de côté les populations arméniennes de Constantinople et de Smyrne, et celles de la partie occupée de l'Arménie, le nombre des débris de la nation arménienne ne dépasse pas 100.000, assurent des personnes qui s'en sont séparées depuis peu. Ne voulant pas croire à ces terribles assertions, je double ce chiffre et j'ai 200.000 Arméniens chrétiens ou Arméniens ayant embrassé l'islamisme.

Il est possible d'ajouter à ce nombre 30 à 40.000 jeunes dames qui dépérissent dans les harems et 20 à 25.000 orphelins des deux sexes dans les orphelinats turcs.

Si dans ces réalités amères il y a une vérité claire comme le jour, c'est que les quatre-vingts pour cent des survivants de la catastrophe sont des femmes âgées et des enfants dont une grande partie est encore condamnée à périr ; les mâles sont fauchés. Et ceux, jeunes ou âgés, que l'on rencontre par-ci, par-là dans la vie de l'exil, sont encore appelés au service militaire, dans leur malheur extrême.

D'un autre côté, à mesure que la guerre approche des régions où les exilés ont leur habitation, ils seront de nouveau évacués. Sur ce point d'ailleurs, l'instruction était déjà donnée par le ministre de l'Intérieur12, sous prétexte de renvoyer dans leur patrie les émigrés arméniens. Ce n'est que par miracle que furent sauvés, grâce à l'offensive habile et foudroyante des Anglais, les Arméniens indigènes et émigrés de Jérusalem, dont le nombre est près de mille.

1)
Transmis par le R. P. Jaussen.
2)
Une copie de cette note fut envoyée par le ministère de la Marine au ministère des Affaires étrangères. Elle est conservée dans les fonds Guerre 1914-1918, sous-série Turquie, tome 895, ff. 37-40. La copie comporte cependant quelques erreurs pour les noms des villes et certains mots ou phrases même manquent.
3)
Pour Gulek.
4)
Pour Mamouret-ul Aziz.
5)
Pour Tarsous
6)
Le nom arménien de la province de Van.
7)
Pour Erzindjan.
8)
Pour Arghana.
9)
Pour Deir-ez-Zor.
10)
Pour Deraa.
11)
Pour Sis.
12)
Talaat bey.
Archives centrales de la Marine, SS A 166.

La numérotation et les notes sont d'Arthur Beylerian :

Beylérian, Arthur. Les Grandes Puissances, l'Empire ottoman et les Arméniens dans les archives françaises (1914-1918), recueil de documents, Paris, Publications de la Sorbonne, 1983.

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