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Note du Département1 sur les massacres arméniens

(? Décembre 1915).

Les récits recueillis soit de la bouche de quelques Arméniens ou Grecs ottomans, qui ont pu s'échapper de Turquie, soit de celle des témoins neutres, confirment qu'il ne reste presque plus d'Arméniens dans les provinces d'Erzeroum, de Trébizonde, de Sivas, de Kharpout, de Bitlis, et de Diarbékir. On estime à un million le nombre des Arméniens de ces provinces qui ont été déportés et exilés vers le sud. Ces déportations ont été faites systématiquement par les autorités locales depuis le commencement du mois d'avril 1915. D'abord dans tous les villages et dans toutes les villes, la population a été désarmée par les gendarmes, aidés de criminels, qui, élargis des prisons à cet effet, commettaient, sous prétexte de désarmement, des assassinats et torturaient leurs victimes. Ensuite, on a emprisonné en masse les Arméniens, sous prétexte d'avoir trouvé chez eux des armes, des livres, un papier quelconque mentionnant le nom d'un parti politique, etc., à défaut la richesse ou une situation sociale en vue suffisait comme prétexte. Et enfin, on commença la déportation. D'abord, sous prétexte d'envoi en exil, on expatria ceux qui n'avaient pas été emprisonnés, ou ceux qui avaient été mis en liberté, rien n'ayant pu leur être reproché ; puis on les massacra. De ceux-ci personne n'a échappé à la mort. Avant leur départ, l'autorité les a officiellement fouillés et a retenu tout argent ou objet de valeur. Ils étaient ordinairement liés séparément ou par groupe de 5 à 10. Le reste, vieillards, femmes et enfants, a été considéré comme épave dans la province de Kharpout et mis à la disposition de la populace musulmane ; le plus haut fonctionnaire, comme le plus simple paysan, choisissait la femme ou la fille qui lui plaisait et la convertissait par force à l'islamisme ; quant aux petits enfants, on en prit autant qu'on en voulait et le reste fut mis en route, affamé et sans provisions, pour être victime de la faim, si ce n'est de la cruauté des bandes.

Dans les provinces d'Erzeroum, de Bitlis, de Sivas et de Diarbékir, les autorités locales ont donné des facilités aux déportés. Un délai de 5 à 10 jours, autorisation de vente partielle des biens et liberté de louer une charrette pour quelques familles. Mais au bout de quelques jours, les charretiers les abandonnaient en route et revenaient en ville. Les caravanes ainsi formées rencontraient le lendemain ou parfois quelques jours après, des bandes de paysans musulmans qui les dépouillaient entièrement. Les bandes s'unissaient aux gendarmes et tuaient les rares hommes ou jeunes gens qui se trouvaient dans les caravanes. Ils enlevaient les femmes, les jeunes filles et les enfants, ne laissant que les vieilles femmes qui étaient poussées par les gendarmes à coups de fouet et mouraient de faim sur les routes. Un témoin oculaire neutre raconte que les femmes déportées de la province d'Erzeroum furent laissées, pendant quelques jours, dans la plaine de Kharpout, où toutes sont mortes de faim (50 à 60 par jour) et l'autorité envoya quelques personnes pour les enterrer, « afin de ne pas compromettre la santé de la population musulmane ».

Un autre raconte que, quand les populations de Marsifoun [sic]2, Amassia et Tokat sont arrivées à Sari-Kichla (entre Sivas et Césarée) devant le gouvernorat même, on arracha les enfants des deux sexes de leurs mères, on les enferma dans des salles et on obligea la caravane à continuer son chemin ; ensuite on fit savoir aux villages voisins qu'ils pouvaient en prendre à leur choix. Les caravanes de femmes et d'enfants furent exposées devant le gouvernorat de chaque ville ou de chaque village où elles arrivaient, pour que les musulmans fissent leur choix.

Une caravane partie de Papert fut ainsi diminuée et les femmes et les enfants qui en restaient furent précipités dans l'Euphrate, devant Erzinghian, à l'endroit appelé Kemakh-Boghazi. Une demoiselle, qui appartient à une famille aristocratique norvégienne*, et qui était infirmière dans un hôpital de la Croix-Rouge allemande, ainsi qu'une autre infirmière allemande, profondément émues de ces barbaries et d'autres faits analogues, ont présenté leur démission, sont revenues à Constantinople et se sont rendues en personne à quelques ambassades pour raconter ces faits atroces.

Ces barbaries ont été commises partout et aujourd'hui les voyageurs ne rencontrent, sur toutes les routes de ces provinces, que des milliers de cadavres arméniens. Un voyageur musulman pendant son trajet de Malatia à Sivas, qui dure neuf heures, n'a rencontré que des cadavres d'hommes et de femmes. Tous les mâles de Malatia ont été amenés là et y ont été massacrés ; les femmes et les enfants sont tous convertis de force à l'islamisme.

Les jeunes Arméniens mobilisés ont subi un sort semblable. D'ailleurs tous ont été désarmés et ils travaillent pour construire les routes. On sait que les soldats arméniens de la province d'Erzeroum qui travaillent sur la route Erzeroum-Yergingha [sic]3, ont été tous massacrés. Les soldats arméniens de la province de Diarbékir ont été également tous tués sur la route Diarbékir-Ourfa et Diarbékir-Kharpout. De Kharpout, 1 800 jeunes Arméniens furent expédiés comme soldats à Diarbékir pour y travailler ; tous ont été massacrés aux environs d'Arhène [sic]4.

A Diarbékir, le nouveau vali5 arrivait vers le mois d'avril 1915. Dès son installation, il avait fait inviter, par des crieurs publics, les habitants chrétiens d'avoir à livrer aux autorités les armes qu'il savait être en leur possession. Tous les chrétiens, Arméniens grégoriens, Arméniens catholiques, Jacobites, Syriens catholiques et Chaldéens, s'empressèrent de remettre aux autorités militaires les rares armes qu'ils possédaient. Peu de jours après, l'arrestation en masse des chrétiens commença, de sorte que les prisons de sérail contenaient au-delà de mille six cents individus qui furent, à tour de rôle, roués de coups, plusieurs même torturés, puis assommés et dont les corps étaient jetés chaque jour en dehors des remparts de la ville. L'enquête poursuivie par les autorités, dans des conditions aussi féroces que barbares, pour découvrir de nouvelles armes continua pendant plus de six semaines. Il est difficile de décrire ici en détail les souffrances et les tortures que ces malheureux ont subies en prison pendant tout ce temps. Une centaine ont été massacrés. Il est avéré aussi que le vartabed (chef religieux) arménien grégorien a été mis à mort en prison après avoir été martyrisé : on lui a arraché quelques ongles des doigts, on lui a enfoncé des fers rougis au feu dans les yeux et finalement on l'a roué de coups jusqu'à ce qu'il eût rendu le dernier soupir. Ce martyre, il l'a subi pour avoir refusé de signer une attestation préparée d'avance comme quoi toutes les personnes torturées et mises à mort dans les prisons avaient succombé de mort naturelle.

Finalement sur les 1600 individus jetés en prison à Diarbékir, 680 environ des plus notables et aisés ayant payé leur exonération militaire furent, menottes aux mains, expulsés dans le désert de Mossoul et l'on ignore où et comment aura fini leur exode ; quant aux autres, s'ils furent mis provisoirement en liberté, ce n'était que pour les faire travailler en même temps que ceux âgés de 18 à 35 ans, astreints au service militaire, à des travaux forcés comme nous l'avons déjà dit plus haut, et de manière à en assommer un ou deux par jour, ce qui fut constaté par des missionnaires américains venant de Bitlis, de Kharpout et de Méziré pour se rendre à Alep. C'est, paraît-il, aux jeunes gens que les gendarmes en voulaient le plus, car ces missionnaires, tout le long de leur route, avaient vu des cadavres de jeunes hommes gisant sur le sol.

Dans diverses villes les Arméniens, qui étaient oubliés au fond des prisons, se sont pendus de misère ou de désespoir. Dans beaucoup d'endroits, la population arménienne, pour sauver sa vie, a voulu se convertir à l'islamisme, mais cette fois ces démarches n'ont pas été facilement accueillies, comme lors des grands massacres précédents. A Sivas, on a fait les propositions suivantes à ceux qui voulaient se convertir à l'islamisme : confier leurs enfants jusqu'à l'âge de douze ans au gouvernement qui se chargerait de les placer dans les orphelinats et accepter de s'expatrier pour aller s'établir là où le gouvernement le leur indiquerait.

A Kharpout, on n'a pas accepté la conversion des hommes ; quant aux femmes, on a exigé, lors de leur conversion, la présence d'un musulman qui consentirait à les prendre en mariage. Beaucoup de femmes arméniennes ont préféré se jeter dans l'Euphrate avec leurs nourrissons, ou se sont suicidées chez elles. L'Euphrate et le Tigre sont devenus le tombeau de milliers d'Arméniens.

Ceux qui, dans les villes de la mer Noire, comme Trébizonde, Sam- soun, Kirazonde [sic]6, etc.. se sont convertis, ont été envoyés à l'intérieur dans des villes habitées entièrement par des musulmans. Les localités, où l'on s'opposait au désarmement et à la déportation, ont été bombardées et toute la population, celle de la ville comme celle des champs, a été massacrée impitoyablement. Onze mille Arméniens ont été tués à Karahissar dans le vilayet de Sivas.

Enfin de Samsoun jusqu'à Seert et Diarbékir, on peut dire qu'aucun Arménien n'existe plus actuellement, la plupart sont massacrés, une partie a été enlevée et une petite partie s'est convertie à l'Islam. Aucune maison, aucune prélature, aucune église, aucune école n'est restée sans perquisition.

L'histoire n'a jamais enregistré, n'a jamais parlé de pareille hécatombe. Les survivants sont unanimes à déclarer que, en comparaison, ils étaient heureux sous le règne du sultan Abdul-Hamid. On a appris que Mgr Anania Hazarabédian, évêque de Papert, a été pendu sans que le jugement ait été confirmé par le gouvernement central. Mgr Besak Der- Khorenian, évêque de Kharpout, est parti au mois de mai pour aller en exil et, à peine était-il éloigné de la ville, qu'il fut mis à mort. Le prélat de Brousse, Mgr Tanielian, celui de Trébizonde, Mgr Kévork Tourian, celui de Césarée, Mgr Khosrov Behrighian, celui de Chabine-Karahissar, Mgr Vaghinag Toriguian, celui de Tcharsandjak, Mgr Kévork Nalbandian, etc. ont été emprisonnés et livrés à des conseils de guerre ; Mgr Meguerditch, prélat de Diarbékir, a expiré sous les coups qu'il reçut en prison ; aucune nouvelle des autres prélats ; fort probablement le plus grand nombre a été jeté en prison. Il est inutile de parler des prêtres martyrisés. Quand la population a été déportée, les églises ont été pillées et converties en mosquées, en écuries ou profanées. D'ailleurs on a vendu à Constantinople les objets du culte et les meubles des églises arméniennes, comme les Turcs y ont amené, pour les vendre, les enfants des malheureuses mères arméniennes.

Le nombre des Arméniens qui ont été tués, qui ont disparu, ont été convertis par force à l'islamisme, ou ont été enlevés lors de la déportation en masse de la population arménienne, dépasse, pour les diverses provinces de l'Arménie et de l'Asie Mineure, le chiffre de 500.000 personnes.

A Constantinople, les arrestations sont constantes et les personnes arrêtées sont aussitôt éloignées de la capitale, sans qu'aucune mesure soit prise pour assurer leur existence. Ce sont les commerçants en vue nés dans les provinces, mais établis depuis longtemps à Constantinople, qui sont éloignés. Quelques Arméniens y ont réussi à obtenir l'autorisation de quitter le territoire ottoman en payant à des fonctionnaires turcs, et même allemands, des sommes élevées qui, dans certains cas, ont dépassé 100.000 francs.

Toute la population arménienne de Turquie a été en définitive condamnée à mort et cet arrêt a été mis à exécution avec une méthode toute germanique dans tout l'Empire. Ni l'Allemagne, ni l'Autriche n'ont fait un geste pour arrêter leur alliée ; leurs ambassadeurs à Constantinople7 se sont bornés à faire un mémorandum, qu'ils ne semblent avoir appuyé d'aucune démarche, et qui n'est qu'un vain chiffon de papier qu'on montrera, au jour des règlements de compte, dans l'espoir de se disculper. Dans les provinces, les consuls de ces deux puissances ont affecté de se désintéresser d'une question de « politique intérieure turque ». Bien plus, les officiers allemands qui, sur tout le territoire ottoman, sont aujourd'hui les maîtres redoutés des états-majors turcs, ont connu les mesures appliquées par les autorités civiles et militaires. Ils n'ont rien trouvé à dire contre l'emploi des gendarmes et de la troupe à cette besogne de bourreaux.

Ces attentats contre l'humanité sont une répétition aggravée des massacres de 1895, organisés par le sultan Abdul-Hamid, qui, au lendemain de ses atroces exploits, ne trouvait plus qu'une seule main souveraine tendue vers lui, celle de Guillaume II.

Le pacte signé alors, entre le sultan et l'empereur allemand, n'a pas été dénoncé par les hommes qui, sous le faux-semblant d'un culte pour la liberté, se sont emparés du pouvoir en Turquie. A leur tour assurés de ne trouver que des encouragements auprès de leurs alliés germaniques, ils se sont fait gloire de surpasser en barbarie le sultan Abdul-Hamid. Leur fureur s'est acharnée sur les chrétiens en général, sur les Arméniens en particulier.

L'indignation soulevée par ces massacres et ces odieuses persécutions a été générale en France. Oubliant ses propres deuils, la nation tout entière a tourné ses pensées vers ce peuple arménien toujours si éprouvé, et en attendant l'heure certaine des réparations légitimes, elle lui adresse l'hommage de sa douloureuse pitié.

Ce fut la gloire traditionnelle de la France de consoler, de relever et de venger les opprimés. A travers les siècles, les peuples d'Orient, tour à tour, se sont tournés vers elle, pour l'implorer contre les tyrans. Elle n'a jamais failli à sa mission, et l'admirable énergie que déploient nos héroïques soldats dans une guerre, qui nous fut imposée par l'avidité germanique, nous est un gage assuré qu'elle saura la remplir encore cette fois avec l'aide enthousiaste de ses alliés, ses émules en civilisation.

Le gouvernement de la République n'a pas été oublieux de son devoir ; il a ménagé aux Arméniens qui se trouvaient en France ou qui ont pu s'y réfugier une hospitalité cordiale. Notre escadre du Levant s'est empressée de courir au secours d'un groupe d'Arméniens qui luttaient en désespérés sur la côte syrienne. Elle a pu en amener ainsi 5 000 sains et saufs en Egypte. Tous les réfugiés qui ont pu gagner notre territoire y ont trouvé l'hospitalité la plus cordiale. La nation arménienne a reconnu elle-même le généreux concours de la France. Son Excellence Boghos pacha, représentant du catholicos d'Etchmiadzine a adressé ses remerciements officiels au gouvernement de la République, qui, au moment du règlement final, n'oubliera pas les réparations auxquelles les souffrances des Arméniens leur donnent droit.

 

1)
Destinée au Ministre. Un autre exemplaire fut envoyé à M. Anatole France. Cette note a été préparée d'après les documents reproduits sous les nos 66, 131 (et annexes).
2)
Pour Merzifon.
*)
Mlle Wedel-Jarlsberg.
3)
Pour Yerzinga, le nom arménien d'Erzindjan.
4)
Pour Arghana.
5)
Rechid bey.
6)
Pour Kerasounde.
7)
MM. Wangenheim et Pallavicini, respectivement ambassadeurs d'Allemagne et d'Autriche- Hongrie.

Archives du ministère des Affaires étrangère, Guerre 1914-1918, Turquie, tome 887, folios 250-254 v.


La numérotation et les notes sont d'Arthur Beylerian :

Beylérian, Arthur. Les Grandes Puissances, l'Empire ottoman et les Arméniens dans les archives françaises (1914-1918), recueil de documents, Paris, Publications de la Sorbonne, 1983.

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