Leslie A. Davis

Dépêches consulaires de 1915

n°71 Consulat des Etats-Unis Kharpout,
24 juillet 1915

A S. E. Monsieur Henry Morgenthau
Ambassadeur des Etats-Unis
Constantinople

Monsieur l'ambassadeur,

J'ai l'honneur d'ajouter encore ce qui suit à mes rapports du 30 juin et du 11 juillet (dossier n° 840.1) concernant l'expulsion des Arméniens de cette région ou, pour être plus exact, le massacre général des Arméniens.

Tout doute qui aurait pu être exprimé dans les rapports précédents en ce qui concerne l'intention du gouvernement d'expulser les Arméniens a disparu, et tout espoir qui aurait pu être exprimé quant à la possibilité de survie de certains d'entre eux s'est évanoui. Ce n'est pas un secret que le plan prévu consistait à détruire la race arménienne en tant que race, mais les méthodes employées ont été appliquées avec plus de sang-froid et de façon plus barbare, sinon plus efficace, que je ne l'avais tout d'abord supposé. Il était évident que très peu d'entre eux survivraient au voyage d'ici à Ourfa ou à quelque autre lieu que ce soit en cette saison de l'année. De fait, il a été tout à fait inutile de prendre en considération les difficultés d'un tel voyage. Il semble maintenant bien établi que tous ceux qui sont partis d'ici ont été délibérément abattus ou tués d'autre façon entre un et deux jours après leur départ. Cela n'a pas été entièrement fait par des bandes de Kurdes mais, pour la plus grande part, par des gendarmes qui accompagnaient les déportés partis d'ici ou par des bandes de çetes (détenus) libérés de prison pour les employer à massacrer les déportés arméniens.

Il a été signalé à maintes reprises, et à mon avis la véracité de ces informations ne fait aucun doute, qu'aucun des hommes déportés n'a été épargné. Nombreux sont les femmes et les enfants qui ont été délibérément assassinés en même temps. Quelques-unes des femmes les plus jolies ont été emmenées pour orner les harems de certains des chefs de tribus kurdes et de certains gendarmes. On a laissé certaines des femmes âgées et des enfants continuer leur route en compagnie de gendarmes, avec la certitude que tous succomberaient sans tarder à la faim, à la maladie et à l'épuisement.

Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu dans l'histoire du monde un massacre aussi général et aussi radical que celui qui est perpétré en ce moment dans cette région, ni qu'un plan plus affreux et plus diabolique ait jamais été conçu par l'esprit de l'homme. Le fait que l'ordre donné consiste officiellement et clairement à déporter les Arméniens de ces vilayets peut tromper le monde extérieur pendant un temps ; il n'empêche que la mesure n'est rien d'autre qu'un massacre de la nature la plus atroce. Cela serait le cas même si on les avait tous laissé mourir sur la route. La plupart d'entre eux ont cependant été effectivement assassinés et il ne fait aucun doute que cela ait été accompli en vertu d'un ordre du gouvernement ; on ne peut donc aucunement prétendre que la mesure soit autre chose qu'un massacre général.

Entre 12 000 et 15 000 Arméniens ont maintenant été déportés de Mamouret-ul-Aziz et de Kharpout ; il en reste peut-être 1 000 ou 1 500 par autorisation, par corruption, ou parce qu'ils se cachent. Des milliers d'autres sont également partis des villages voisins. Il est probable qu'un tiers de la population de cette région est parti. Le fait le plus remarquable de la situation est le désarroi des Arméniens et l'absence totale de résistance de leur part. Mises à part deux ou trois exceptions insignifiantes, aucun d'entre eux n'a porté un seul coup. On m'a dit que deux ou trois gendarmes avaient été tués dans les villages, probablement pas plus d'une demi-douzaine en tout. Il ne semblait pas possible qu'un tel ordre fût exécuté sans qu'il y ait plus ou moins de violence. On aurait pu penser que certains auraient préféré mourir ici, sachant ce qui les attendait quelques heures après leur départ, et c'est ce que dirent beaucoup d'entre eux ; mais, le moment venu, tous sont partis sans montrer la moindre résistance. Bien entendu, cela est dû en partie au manque de courage de la race arménienne, mais également dans une très large mesure à la façon adroite dont le plan a été exécuté.

Apparemment, tout était préparé depuis des mois. Tout d'abord, quelques personnes prétendument impliquées dans un complot révolutionnaire ont été arrêtées. On a trouvé quelques bombes et on aprocédé à d'autres arrestations. Ceux qui ont été pris ont été soumis à d'horribles tortures et contraints ainsi d'avouer ce qui n'était pas vrai et d'accuser des gens complètement innocents. L'ordre fut donné que toutes les armes de toute espèce soient remises aux autorités. Les gens ont été torturés jusqu'à ce qu'ils avouent qu'ils possédaient un fusil, un revolver ou autre chose alors qu'en fait ils n'avaient rien. Pour éviter cela, ils étaient obligés de payer un prix fabuleux à un Turc pour se procurer une arme quelconque qu'ils pussent remettre à la police. On fit la promesse très libérale que, si tout le monde rendait ses armes, il ne subsisterait aucun problème. Les bourgades et les villages furent encerclés par les gendarmes et presque tous les hommes arrêtés. Ils furent alors systématiquement battus et torturés, pour la plupart sans qu'aucune accusation de quelque sorte que ce soit ait été portée contre eux. Le résultat fut que la police parvint à rassembler un grand nombre d'armes et quelques bombes. On ne saura probablement jamais combien de bombes ont pu être frauduleusement placées par la police et combien d'armes ont été obtenues de gens parfaitement innocents qui le firent uniquement pour en avoir à remettre. Il est cependant certain que bien des gens qui furent amenés à donner une arme quelconque ne participèrent jamais à aucun complot révolutionnaire et qu'il n'y eut même pas la remise d'une arme comme prétexte utilisé contre beaucoup de ceux qui furent torturés. Parallèlement, tous les Arméniens éminents étaient arrêtés. Les autorités soutinrent catégoriquement que tous ceux qui avaient été appréhendés étaient impliqués dans le complot contre le gouvernement et qu'aucun n'avait été injustement arrêté. Tout se passant dans le secret, il est évidemment impossible à des tiers de savoir la vérité sur ce genre de déclarations, encore moins d'apporter la preuve de leur fausseté mais, à la lumière des événements ultérieurs, il faudrait avoir beaucoup d'imagination pour les croire. Des centaines d'hommes éminents ont ainsi été jetés en prison ; puis on les a emmenés, et il ne fait aucun doute que tous ont été assassinés à quelques heures de distance d'ici. Des milliers de soldats arméniens ont été également arrêtés et emmenés, prétendument pour les faire travailler sur les routes. Autant que je sache, on n'a jamais eu la moindre nouvelle à leur sujet et on sait que certains d'entre eux ont été abattus. Il ne fait aucun doute que tous les autres ont subi le même sort.

Puis, lorsque pratiquement tous les hommes eurent disparu et que toutes les armes eurent été livrées ou trouvées par la police, on annonça que tous les Arméniens devaient être déportés. Une résistance efficace à l'ordre de déportation était donc impossible. Toute l'opération avait été si adroitement planifiée que la police et la gendarmerie furent en mesure d'y procéder sans courir le moindre risque.

Quelques milliers d'hommes ont ainsi pu faire disparaître de 15 à 20 000 Arméniens de cette région. Il semble que la même méthode ait été suivie dans d'autres parties de ce vilayet ainsi que dans d'autres vilayets. Il est impossible de dire combien d'Arméniens ont été tués, mais on estime que le chiffre avoisine le million.

Un incident qui prouve bien le sort réservé à tous ceux qui sont partis est la mort de l'évêque ou archevêque de l'église arménienne catholique locale, Mgr Israelian. Son départ avait été retardé d'une ou deux semaines pour la raison que les routes n'étaient pas sûres. Finalement, il y a une dizaine de jours, un sauf-conduit lui fut remis par le vali, lequel avait toujours prétendu avoir envers lui une attitude très amicale. Il partit avec une quarantaine d'autres personnes, tous munis de sauf-conduits. Aucun d'entre eux n'avait jamais été l'objet du moindre soupçon, et l'on croyait que les autorités avaient l'intention de les faire voyager sans risques. On leur attribua un groupe spécial de gendarmes pour les garder et, apparemment, toutes les précautions furent prises pour leur sécurité. On leur donna des charrettes. Ils partirent d'ici le soir du 14 juillet et arrivèrent le lendemain à Kazim Khan, à huit ou neuf heures de distance d'ici. Là, ils trouvèrent des gendarmes en grand nombre. On leur dit qu'ils ne pouvaient pas continuer sur cette route et qu'il fallait repartir dans la direction opposée. Leurs charrettes firent donc demi-tour ; ils retournèrent sur leurs pas pendant environ une demi-heure. Les gendarmes leur lièrent alors les mains et les conduisirent à quelque distance de la route. Certains avaient des livres de prières et ils s'agenouillèrent. Les gendarmes les leur firent voler des mains à coups de pied en les injuriant et, à l'exception de trois personnes, ils furent tués sur place. Parmi eux se trouvait Mlle Marguerite Gamat, une citoyenne française que j'ai mentionnée dans mon télégramme du 10 décembre et dans ma dépêche du 31 décembre à l'ambassade. Les trois personnes qui furent épargnées étaient des jolies femmes qu'on emmena pour en faire des épouses musulmanes. L'une d'entre elles parvint à s'échapper. C'est d'elle que je tiens les renseignements ci-dessus. C'est également de la bouche de l'un des survivants que je tiens les détails du massacre de huit cents personnes mentionné à la page 5 de mon rapport du 11 juillet. On dit maintenant que le nombre exact des victimes a été là de 979. Ces deux faits sont si fermement établis que je ne crois pas qu'il puisse y avoir le moindre doute à leur sujet. Sur les 979 personnes en question, il eut plusieurs survivants qui en ont parlé. Dans les deux cas, on a également le témoignage des gendarmes eux-mêmes.

Un autre fait qui m'a été rapporté l'autre jour est que certains de ceux qui furent déportés d'ici ont été brûlés vifs dans une caverne située entre ici et Diarbékir. Cela m'a été raconté par un gendarme qui se trouvait avec eux et qui s'est montré fermement opposé au traitement barbare infligé aux Arméniens.

Le meurtre et l'assassinat des gens, quelques heures après leur départ d'ici, sont barbares et montrent bien que l'intention réelle du gouvernement n'est pas de les exiler mais de les tuer tous. Cependant, j'incline dans l'ensemble à croire que plus vite ils sont éliminés, mieux cela vaut pour eux. Une mort lente mais certaine, après des semaines ou des mois d'errance, est pire que tout. Après le départ des convois arrivés ici en provenance d'Erzeroum et Erzindjan, quelques centaines de ceux qui étaient trop malades ou trop faibles pour continuer avec les autres furent laissés ici pour y mourir. Le camp où ils se trouvent offre une scène de Y Enfer de Dante. On ne saurait imaginer plus grande misère. C'était déjà assez terrible auparavant, lorsqu'il y avait là quelques milliers de malheureux dans un état épouvantable, mais maintenant, alors que l'on abandonne ici seulement ceux qui sont dans le pire état, le spectable est indescriptible. Il y a des morts et des mourants partout. On voit deux ou trois petits enfants pleurant sur le corps de leur mère, tirant sur les vêtements du cadavre, échevelés et le regard fixe ; d'autres petits enfants sont nus ou presque nus, couverts de vermine, gisant à terre recroquevillés, morts ou à l'agonie. D'autres femmes et enfants sont à ce point émaciés que leur profil a exactement l'aspect d'un crâne de squelette ; un petit garçon qui ne portait qu'un lambeau de chemise et une unique chaussette déchirée n'était lui, effectivement, plus qu'un squelette ; d'autres enfants au ventre ballonné étaient couchés au soleil ; très rarement un homme, dans la plupart des cas des femmes et des enfants, tous au dernier degré de la misère et attendant que la mort vienne les délivrer. Je suppose qu'on apporte un peu de ravitaillement à ces gens, mais la plupart ne sont plus en état de manger. Chaque jour les morts sont nombreux et cela continuera jusqu'à ce qu'ils aient tous disparu. A tout moment, on voit là des cadavres. On les laisse gisant au soleil pendant trop longtemps, de sorte que l'air est empuanti par leur odeur et par celle des déjections humaines répandues partout. Ils sont finalement jetés pêle-mêle par les gendarmes dans une grande fosse creusée au beau milieu du camp.

On voit des cadavres sur toutes les routes dans toutes les directions, non seulement loin de la ville mais dès les alentours. Des gens venant des villages voisins signalent qu'à une heure de distance, on trouve dix ou douze corps gisant le long de la route. Un homme qui a réussi à arriver ici vivant depuis Sivas dit avoir vu plus de cinq cents cadavres sur la route. Tout le pays n'est plus qu'un vaste charnier ou, pour être plus exact, un vaste abattoir.

Le sort de ceux qui ont été tués ou sont morts est bien triste, mais celui des déportés qui ont encore été épargnés est pire. Certaines femmes ont été ramenées ici. Parmi elles se trouve une jolie fille de treize ans dont le père, l'un des notables de l'endroit qui possédait une des plus belles maisons de la région, a été tué. Séparée de sa mère et de ses petits frères, elle ignore ce qu'ils sont devenus. Et maintenant, à son âge, elle va épouser un des sous-officiers les plus brutaux de ceux qui se trouvent ici, et ils vivront dans la maison du père de cette fillette !

J'ai déjà tenu par écrit des propos énergiques sur la situation et ce qui se passe ici, car il est impossible de ne pas en parler et de ne pas s'exprimer de cette façon. Non pas que je sois en aucune façon le défenseur de la race arménienne. Ce n'est pas une race que l'on peut admirer ou au sein de laquelle on choisirait de vivre. Mais quelles que soient les fautes des Arméniens, et quelque convaincantes que soient les preuves de la participation de certains d'entre eux à un complot révolutionnaire, le châtiment infligé à ces gens est si brutal, la tragédie si effrayante que l'on ne peut y assister et certainement pas vivre au milieu de tout cela sans être bouleversé jusqu'au plus profond de soi. Lorsqu'on voit des hommes et des femmes de soixante-dix ou quatre-vingts ans, infirmes, aveugles et malades, des femmes et des enfants innocents et sans défense, expédiés pour être assassinés ou pour mourir autrement et lorsqu'on les voit effectivement morts ou mourants partout alentour, il est impossible d'admettre la moindre justification à une mesure aussi sévère.

Cependant, les autorités locales semblent maintenant essayer de trouver quelque moyen de justifier ce qu'elles ont fait. Le chef de la police est venu me voir le 16 juillet et m'a demandé d'écrire à l'ambassade au sujet du meurtre par balles de deux ou trois gendarmes par quelques Arméniens dans un village voisin. J'avais entendu parler de quelque chose de ce genre, mais je n'en connais pas les détails et n'ai aucune connaissance personnelle de l'affaire. Je lui ai répondu que j'attirerais bien volontiers l'attention de l'ambassade sur cette affaire s'il le désirait et je lui suggérai de m'adresser une lettre que je transmettrais à l'ambassade. Il me donna son accord.

Le 23 juillet, lorsque j'eus rendu mes visites officielles, trois d'entre nous se sont réunis afin d'envisager la possibilité de prendre au nom de l'humanité des mesures susceptibles de faire cesser ces horreurs. Il s'agit de M. Ehmann (missionnaire allemand), M. Picciotto (un Autrichien, sous-directeur de l'agence locale de la Banque Ottomane) et moi-même. Nous décidâmes de rendre au vali une visite informelle et de lui demander officieusement s'il ne serait pas possible d'épargner les quelques Arméniens restés ici. Il nous réserva l'accueil le plus cordial. Nous lui exposâmes le sens de notre démarche et lui demandâmes s'il ne serait pas disposé à envoyer un télégramme à Constantinople afin d'obtenir des ordres permettant de maintenir ici les Arméniens qui y sont restés jusqu'à aujourd'hui, en lui disant que nous aimerions également envoyer un télégramme commun aux ambassades américaine, allemande et autrichienne, afin de leur demander de prendre toutes les mesures possibles pour faire donner des ordres dans ce sens. Le vali a constamment exprimé ses regrets de devoir prendre des mesures comme celles qu'il a été obligé d'appliquer, et il a prétendu être toujours très ému par les souffrances subies. Il parut consentir immédiatement à l'exécution de notre plan et ajouta qu'il serait très heureux si l'on pouvait obtenir des ordres en ce sens. Puis il imposa une condition, à savoir que chacun de nous adresse au vilayet une lettre demandant que soient épargnés ceux qui restaient afin de lui permettre de se servir de ces lettres comme base pour sa requête aux autorités centrales. Il ajouta qu'il aimerait voir dans nos lettres le plus de détails possibles afin qu'il apparaisse bien que tous ceux qui avaient été coupables de quelque chose avaient été déportés et que tous ceux qui restaient étaient innocents. Il était bien évident que ce que Son Excellence désirait voir exprimer implicitement, c'était que tous ceux qui avaient été déportés étaient coupables. Il ajouta qu'il demanderait au chef de la police de venir me voir le soir pour m'expliquer plus amplement l'affaire.

Nous nous rencontrâmes tous au consulat et le chef de la police vint comme prévu. Il ne tenait pas du tout à avoir une lettre de M. Ehmann ou de M. Picciotto, mais il insista beaucoup pour que j'écrive une lettre au vilayet en appelant l'attention sur le meurtre de quelques gendarmes par des Arméniens et sur le fait que ces Arméniens coupables d'avoir participé à un complot révolutionnaire avaient été châtiés ainsi que leurs familles et ceux qui leur étaient liés d'une manière ou d'une autre, tandis que ceux qui restaient étaient des femmes et des enfants innocents. Je devais inclure dans mon télégramme une mention identique déclarant que les Arméniens coupables avaient été châtiés et que seuls demeuraient les innocents et que, par conséquent, il était souhaitable d'épargner ces derniers. Je lui répondis qu'il m'était absolument impossible de faire une déclaration concernant ceux qui étaient coupables et ceux qui étaient innocents, que des innocents avaient peut-être été châtiés et des coupables restés impunis, que je n'étais pas en mesure de savoir à quoi m'en tenir et qu'il m'était donc impossible de faire état, dans une lettre adressée au vilayet, de faits concernant soit des agressions contre des gendarmes, soit la culpabilité ou l'innocence de telles ou telles personnes. J'ajoutai encore que je n'avais pas du tout à m'adresser au vilayet pour une affaire de ce genre ni à envoyer un télégramme à ce sujet, que toute démarche de ce genre de ma part était purement officieuse, effectuée uniquement pour des raisons d'humanité, et qu'en tout état de cause, le maximum que je pouvais faire était d'adresser une simple demande. Il discuta interminablement pour obtenir que je fasse une déclaration quelconque, fût-elle très limitée. Je crois que je n'ai jamais vu quelqu'un insister autant. Il resta là jusqu'à une heure et demie du matin, cherchant à tout prix à me faire envoyer une déclaration au vilayet. Il ajouta que les ordres avaient déjà été donnés pour que des mesures encore plus sévères soient appliquées dès le lendemain, mais qu'il pouvait en retarder quelque temps l'application si je faisais la déclaration demandée. Je lui répondis que je serais heureux de dire ce que je pouvais, mais qu'il m'était impossible de faire des déclarations sur des sujets étrangers à ma fonction dans une lettre adressée au vilayet, et sur des faits dont je n'avais pas connaissance. Comme il n'était pas disposé à abandonner son idée, nous décidâmes enfin de reprendre la discussion le lendemain matin après réflexion.

Le lendemain matin, je fis dire au chef de la police que, notre requête étant destinée à être présentée à l'occasion de l'anniversaire de la constitution et ce jour étant maintenant passé, il convenait d'abandonner le projet. Il ne considéra cependant pas cela comme une réponse, et j'allai le voir l'après-midi. Je lui dis que je ne pouvais guère écrire au vilayet une lettre comme celle qu'il souhaitait mais que, comme je l'avais promis, c'était bien volontiers que j'attirerais l'attention de l'ambassade sur toute une question qu'il voulait me voir traiter par écrit. Il décida qu'il préférait m'en entretenir oralement plutôt que par écrit (j'avais été assez surpris qu'il ait été à un moment quelconque disposé à formuler sa requête par écrit), de sorte que je vais probablement recevoir sans tarder sa visite afin de me présenter les demandes auxquelles il pourra avoir pensé à propos de cette affaire. Je ne vois pas d'inconvénient à écrire à l'ambassade de cette façon, étant entendu que je ne traiterai dans ces communications que des questions au sujet desquelles on m'a demandé de communiquer et que je ne garantis en rien la responsabilité de ce dont je n'ai pas une expérience personnelle. Le chef de la police va sans aucun doute insister pour que je mentionne des questions dont il me parlera, comme s'il s'agissait de faits dont j'aurais eu personnellement connaissance, ce que je ne pourrai évidemment pas accepter, mais je crains qu'il insiste beaucoup pour obtenir quelque chose en ce sens.

Etant donné la situation, j'incline à douter de la sagesse de ma visite au vali. Cette démarche n'était pas dans le domaine de mes attributions et cela pourrait être, de la part d'un consul, interprété comme une ingérence déplacée dans les affaires locales. Néanmoins, la situation est si exceptionnelle et si terrible, et j'ai été dès le départ soumis à de telles pressions, et par les Américains et par les Arméniens, afin que je tente de faire quelque chose en faveur de ces gens, qu'il m'a été très difficile de rester inactif sans faire le moindre effort en leur faveur. Cependant, étant donné que l'ambassade n'a pas répondu à mes télégrammes n° 15 et n° 16, des 27 et 28 juin respectivement, dans lesquels je suggérais que l'ambassade fasse si possible quelque chose pour obtenir l'ajournement de l'application de l'ordre de déportation, et dans lesquels je parlais de la probabilité de mettre les fonds nécessaires pour l'assistance à ceux qui allaient être déportés, je présume que l'ambassade n'a pas approuvé mes suggestions. Je ne sais pas si les originaux des télégrammes sont arrivés à destination à l'ambassade, mais les copies de confirmation que j'ai envoyées le 29 juin doivent être arrivées. J'ai la conviction qu'une intervention quelconque, soit ici soit ailleurs, est à la fois inopportune et sans espoir dans les conditions actuelles, mais c'est une dure épreuve d'être incapable de faire quoi que ce soit pour soulager tant de souffrance.

A ce sujet, je serais très heureux de recevoir les instructions ou les suggestions que l'ambassade voudra bien me donner en vue de la poursuite de la politique qu'il convient d'adopter, et j'apprécierais que l'ambassade critique librement les erreurs que je puis avoir commises dans le passé. Il est souvent extrêmement difficile de savoir ce qu'il faut faire, et j'éprouve le besoin de recevoir des conseils.

En ce qui concerne le télégramme de l'ambassade n° 21 du 12 juillet, au sujet des naturalisés américains et du personnel consulaire, je pense qu'il ne fait aucun doute que les autorités locales ont reçu des instructions. Il se peut qu'elles soient arrivées après mon entrevue du 10 juillet avec le vali. A partir du lendemain, il semble qu'un changement très net se soit produit dans l'attitude de ces citoyens, et qu'ils aient reçu l'autorisation de rester. Etant donné que très peu d'entre eux avaient des papiers en règle et que certains de ceux qui en possédaient n'étaient plus en mesure d'exiger une protection en tant qu'Américains puisque, lors de leur retour en Turquie, ils avaient reconnu être sujets ottomans et avaient dissimulé leur citoyenneté américaine, une enquête permettrait probablement d'établir que la plupart, sinon tous, ne possèdent plus de droits réels. Comme j'ai appris aussi que le gouvernement turc ne reconnaissait pas l'expatriation, il serait probablement très difficile, surtout dans les conditions actuelles, de revendiquer avec trop d'insistance des droits de ce genre. Quoi qu'il en soit, j'ai réussi à sauver quelques personnes et j'ai été heureux de pouvoir faire ne fût-ce que peu de choses. Mais même cela a été loin d'être facile car, nonobstant les documents qui leur ont été remis par les autorités afin de leur permettre de rester, certains ont été expulsés de chez eux par les gendarmes et les scellés apposés sur les maisons. Les gendarmes ont refusé de tenir compte des documents qu'ils détenaient. Plusieurs de ces familles sont venues au consulat où je les abrite provisoirement. Dès que cela sera possible, je vais essayer de trouver, près du consulat, quelques maisons où ils pourront vivre en attendant qu'ils soient en mesure de partir en toute sécurité.

Il est actuellement impossible de voyager, car cela signifierait une mort presque certaine en dépit des assurances que le gouvernement pourrait donner. L'assassinat de l'évêque catholique prouve qu'un sauf-conduit n'a aucune valeur en ce moment. Et, même si le gouvernement voulait garantir un voyage en toute sécurité, je ne crois pas qu'il en serait capable. Les routes fourmillent de bandes de Kurdes et de çetes qu'on laisse se jeter sur les voyageurs et, pour ces gens, peu importe qui ils dépouillent et qui ils tuent. J'ai appris que beaucoup de Turcs ont été tués en voyageant. Il semble bien qu'il existe un réel danger de voir ces gens échapper à tout contrôle et dévaster le pays. On est actuellement loin d'être en sécurité, même en ville, et on ne sort des agglomérations qu'en courant de grands risques.

A propos de la question posée par l'ambassade dans son télégramme n° 21 du 12 juillet, en ce qui concerne la raison pour laquelle je télégraphie en français, je puis dire qu'il y a environ un mois, le directeur du bureau du télégraphe m'a averti qu'il avait de nouveau reçu des ordres interdisant d'accepter les télégrammes en anglais. J'ai ensuite attiré son attention sur le fait que l'ambassade me télégraphiait en anglais, puis je lui ai fait part de la question posée par l'ambassade à ce sujet dans le télégramme sus-mentionné. Il m'a dit qu'il accepterait des télégrammes en anglais mais que, étant donné que personne ne comprenait l'anglais au bureau du télégraphe, cela pourrait retarder leur envoi car il devrait alors chercher à l'extérieur quelqu'un qui fût capable d'en assumer la censure. J'essaierai cependant de les envoyer en anglais et pourrai probablement en expliquer suffisamment le contenu pour que leur expédition ne subisse pas de retard. Le danger de se voir privé de communication postale avec l'ambassade semblant passé pour le moment, je ne continuerai pas à envoyer des télégrammes, ainsi que je le suggérais dans ma dépêche du 12 juin (dossier n° 300), sauf s'il y a lieu de le faire. Je ne doute pas que les occasions où cela sera nécessaire soient assez fréquentes.

J'ai l'honneur d'être, Monsieur l'ambassadeur,
votre très obéissant serviteur,
/signé/
/Leslie A. Davis/
consul

Leslie A. Davis à Kharpout, à Henry Morgenthau, ambassade des Etats-Unis, Constantinople, le 24 juillet 1915, inclus dans l'envoi de Hoffman Philip [Chargé d'Affaires] à Constantinople au Secrétaire d'Etat, 17 février 1916, N.A., D.S., R.G. 59, Dec. File No. 867.4016/269.

Extraits de: Leslie Davis. La province de la mort : archives américaines concernant
le génocide des Arméniens, 1915.
Complexe, 1996.

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