Leslie A. Davis

Dépêches consulaires de 1915

Consulat américain Mamouret-ul-Aziz (Kharpout),
Turquie Le 11 juillet 1915

A S. E. Monsieur Henry Morgenthau
Ambassadeur des Etats-Unis
Constantinople

 

Monsieur l'ambassadeur,

J'ai l'honneur d'ajouter ce qui suit à mon rapport du 30 juin (dossier n° 840.1) concernant l'expulsion des Arméniens de cette région.

Un grand nombre de gens sont partis d'ici le 1er juillet et plusieurs milliers d'autres le 3, d'autres encore les jours suivants. Il est impossible d'obtenir des chiffres, mais des milliers et des milliers sont déjà partis. Le départ de ceux habitant Kharpout a cependant été reporté et beaucoup de femmes et d'enfants ont été autorisés à rester provisoirement. Les gens ont commencé à espérer que le pire était passé et qu'on laisserait tranquilles ceux qui restaient. Mais on vient juste de faire annoncer par crieur public que, le jeudi 13 juillet, tous les Arméniens sans exception devraient partir.

S'il s'agissait seulement d'être obligé de partir pour aller ailleurs, ce ne serait pas si terrible, mais chacun sait qu'il s'agit d'aller à la mort. S'il subsistait quelque doute à ce sujet, ce doute a été dissipé par l'arrivée d'un grand nombre de convois réunissant plusieurs milliers de personnes venant d'Erzeroum et d'Erzindjan. Les premiers sont arrivés un jour ou deux après la rédaction de mon dernier rapport. J'ai visité leur campement à de nombreuses reprises et me suis entretenu avec certains d'entre eux. On peut difficilement imaginer spectacle plus cruel. Ils étaient presque sans exception en guenilles, sales, affamés et malades, ce qui n'est pas surprenant étant donné qu'ils avaient été en route pendant près de deux mois sans changer de vêtements, sans possibilité de se laver, sans abri et avec très peu à manger. Ici, les autorités leur ont fait donner quelques maigres rations. Je les ai observés un jour alors qu'on leur apportait du ravitaillement. Ce n'aurait pas été pire s'il s'était agi d'animaux sauvages. Ils se précipitaient sur les gardes qui apportaient la nourriture et ceux-ci les repoussaient à coups de matraques, frappant parfois assez fort pour les tuer. On avait peine à croire qu'il s'agissait d'êtres humains.

Lorsqu'on parcourt le camp, les mères vous tendent leurs enfants en vous suppliant de les prendre. En fait, les Turcs ont fait leur choix parmi ces enfants et ces jeunes filles pour en faire des esclaves ou pire. Ils ont même amené leurs médecins pour examiner les jeunes filles les plus intéressantes et s'approprier les plus jolies.

Il reste fort peu d'hommes parmi eux, la plupart ayant été tués en route. Tous racontent la même histoire : ils ont été attaqués et dépouillés par les Kurdes. La plupart ont été attaqués à maintes reprises et beaucoup, en particulier les hommes, ont été tués. Des femmes et des enfants aussi ont été tués. Beaucoup sont morts, bien entendu, de maladie et d'épuisement, et chaque jour certains périssent depuis qu'ils sont ici. Plusieurs convois successifs sont arrivés et, après être restés un jour ou deux, ont été dirigés vers une destination inconnue. Ceux qui sont parvenus ici ne représentent cependant qu'une petite partie de ceux qui sont partis. En continuant à les pousser de cette façon sur les routes, il sera possible de les liquider tous dans un temps relativement court. Parmi ceux avec lesquels je me suis entretenu figurent trois sœurs. Elles avaient fait leurs études à Constantinople et parlaient parfaitement l'anglais. Elles m'ont dit que leur famille était la plus riche d'Erzeroum, qu'elle comptait vingt-cinq membres au moment où ils étaient partis et qu'il n'y avait que quatorze survivants. Les onze autres, dont le mari de l'une d'elles et leur vieille grand-mère, ont été tués sous leurs yeux par les Kurdes. Le survivant de sexe masculin le plus âgé de cette famille avait huit ans. En quittant Erzeroum, ils avaient de l'argent, des chevaux et des objets personnels, mais ils avaient été dépouillés de tout, y compris de leurs vêtements. Certains étaient restés entièrement nus et d'autres avec un seul vêtement. Lorsqu'ils atteignirent un certain village, les gendarmes chargés de les garder avaient obtenu quelques vêtements que les femmes du lieu avaient donnés. Je me suis également entretenu avec une jeune fille dont le père était le pasteur protestant d'Erzeroum. Toute sa famille a été massacrée et elle est la seule survivante. Ces gens et quelques autres sont les survivants de la classe supérieure qui a été déportée. Ils sont détenus dans une école abandonnée aux portes de la ville, où personne n'est autorisé à rentrer. Ils m'ont dit qu'ils étaient comme en prison, bien qu'on les ait autorisés à se rendre à une source située juste à l'extérieur du bâtiment. C'est là que j'ai pu les voir. Tous les autres campent à ciel ouvert dans un grand champ sans aucune protection contre le soleil. L'état dans lequel ces gens se trouvent indique clairement le sort de ceux qui sont partis et de ceux qui sont sur le point de partir. Je crois qu'on n'a encore reçu aucune nouvelle d'aucun d'entre eux et qu'on en entendra probablement très peu parler. Le système appliqué consiste apparemment à mettre des bandes de Kurdes qui les attendent sur la route pour tuer surtout les hommes et à l'occasion une partie des autres. Toute cette entreprise semble bien être le massacre le plus rigoureusement organisé et le plus efficace que ce pays ait jamais connu.

Il est resté cependant bien peu d'hommes pour accompagner ceux qu'on déportait, car on employait une méthode sûre et rapide pour se débarrasser d'eux. Plusieurs milliers d'hommes ont été arrêtés au cours des dernières semaines. Ils ont été mis en prison et, chaque fois que plusieurs centaines se trouvaient réunis, on les a fait partir pendant la nuit. Le premier convoi est parti pendant la nuit du 23 juin. Parmi eux se trouvaient certains des professeurs du collège américain, et d'autres Arméniens en vue, dont l'évêque de l'église arménienne grégorienne de Kharpout. Le bruit a couru qu'ils avaient tous été tués et il y a fort peu de chances pour que ce ne soit pas le cas. On a fait partir de la même manière les soldats arméniens. Ils ont d'abord été arrêtés et enfermés dans un bâtiment situé à l'extrémité de la ville.

On n'a fait aucune distinction entre ceux qui avaient payé la taxe d'exemption militaire et ceux qui ne l'avaient pas payée. On a accepté leur argent, puis on les a arrêtés et envoyés avec les autres. On disait qu'ils devaient aller quelque part travailler sur les routes mais c'était incontestablement faux, car on n'a plus jamais entendu parler d'eux.

Le mercredi 7 juillet, le sort de tous les autres a été clairement établi par les relations fiables concernant un fait du même genre. Le lundi, de nombreux hommes ont été arrêtés à Kharpout et à Mezreh et jetés en prison. Le mardi matin à l'aube, on les a mis en route et ils ont marché vers une région de montagne presque inhabitée. Ils étaient environ huit cents, attachés ensemble par groupes de quatorze. L'après-midi, ils sont arrivés dans un petit village kurde où on leur a fait passer la nuit dans la mosquée et dans d'autres bâtiments. Pendant tout ce temps, ils sont restés sans nourriture et sans eau. On leur a pris tout leur argent et la plupart de leurs vêtements. Le mercredi, on les a emmenés dans une vallée située à quelques heures de distance et on les a tous fait asseoir. Puis les gendarmes ont tiré jusqu'à ce qu'ils les aient presque tous tués. Certains de ceux qui n'avaient pas péri par les armes ont été achevés à coups de couteau et de baïonnette. Quelques-uns ont réussi à rompre la corde qui les attachait à leurs compagnons et à prendre la fuite, mais la plupart ont été suivis et tués. Quelques-uns, probablement pas plus de deux ou trois, ont réussi à s'enfuir. Parmi les victimes figure le trésorier du collège américain. Il y avait parmi eux de nombreux hommes très estimables. Aucune accusation n'a jamais été portée contre aucun d'entre eux. On les a simplement arrêtés et tués dans le cadre d'un plan général d'extermination de la race arménienne.

Hier soir, des centaines d'hommes, comprenant des gens arrêtés par des autorités civiles et des soldats, ont été emmenés dans une direction différente mais assassinés de la même manière. On dit que cela a eu lieu en un endroit situé à moins de deux heures de distance d'ici. Je m'y rendrai un jour à cheval quand les choses se seront un peu calmées, afin de vérifier cela par moi-même.

On a procédé systématiquement de la même façon dans les villages.

Il y a quelques semaines, environ trois cents hommes ont été réunis à Itchme et Habousi, deux villages situés à quatre et cinq heures de distance d'ici, puis emmenés dans les montagnes et massacrés. Cela semble clairement établi. De nombreuses femmes originaires de ces villages sont passées ici depuis et ont raconté la chose. Des rumeurs font état de faits du même genre en d'autres lieux.

Il semble exister un plan défini pour se débarrasser de tous les hommes mais, après le départ des familles qui eut lieu pendant les premiers jours qui suivirent l'exécution de l'ordre, il fut annoncé que les femmes et les enfants qui n'avaient plus d'hommes dans leur famille pouvaient rester sur place pour l'instant, et beaucoup eurent l'espoir que le pire était passé. Les missionnaires américains ont aussitôt étudié les moyens d'aider les femmes et les enfants qui seraient laissés ici sans moyens de subsistance. On a pensé qu'on pourrait peut-être ouvrir un orphelinat pour accueillir certains des enfants, en particulier ceux qui étaient nés en Amérique et avaient été amenés ici par leurs parents, ainsi que ceux dont les parents avaient des liens quelconques avec la Mission et les écoles américaines. Il y aurait de nombreuses occasions, bien que peut-être pas suffisamment de moyens, pour secourir les enfants parvenus ici avec les déportés d'autres vilayets et dont les parents étaient morts en route. Je suis allé voir le vali hier pour lui parler de cette question, et je me suis vu opposer un refus catégorique. Il m'a dit que nous pouvions aider ces gens si nous le voulions, mais que le gouvernement avait créé des orphelinats pour les enfants et que nous ne pouvions entreprendre aucune action de cette nature. Une heure après que j'eusse quitté le vali, on annonça que tous les Arméniens demeurés ici, y compris les femmes et les enfants, devraient partir le 13 juillet.

Le plan du gouvernement est manifestement de ne laisser aucune activité scolaire ou religieuse aux missionnaires étrangers qui se trouvent ici. Certaines Arméniennes deviendront des épouses de musulmans et certains enfants seront élevés comme des musulmans, mais aucun ne pourra être soumis à des influences étrangères. Le pays sera purement musulman et rien d'autre. Certains missionnaires voudraient rester ici et essayer de travailler parmi les musulmans. Non seulement je crois cela dangereux, mais je ne pense pas qu'ils soient jamais autorisés à faire quoi que ce soit dans ce sens. Je ne serais pas surpris, ainsi que je l'ai déjà dit, si tous les missionnaires américains recevaient l'ordre de partir dans un proche avenir. Si ce n'est pas le cas, toute activité leur sera si efficacement interdite que leur maintien ici sera complètement inutile. De plus, ils subiront toutes sortes de tracasseries de la part de fonctionnaires locaux. Je ne crois absolument pas qu'on leur permettra de rouvrir des écoles et il est très probable qu'on fermera également l'hôpital. Il est également vraisemblable que les bâtiments des écoles et de l'hôpital seront saisis par le gouvernement. Il semble certain qu'ils n'auront plus rien à faire ici et qu'on les empêchera de faire quoi que ce soit.

Dans ces conditions, j'estime que la seule chose sage et sûre à faire pour eux est d'envisager leur départ, au moins pour une durée provisoire, dès que cela semblera possible. Je me rends bien compte que c'est pour eux quelque chose de très sérieux d'abandonner leur activité, mais il faut dire que la situation actuelle est très sérieuse et je crois profondément qu'il ne leur reste plus rien d'autre à faire. Ce ne serait probablement pas la meilleure solution pour eux de partir tous ensemble, mais je vais leur conseiller que quelques-uns partent dès que cela pourra se faire en sécurité. Entre temps, je recommande fortement que l'ambassade attire l'attention de Mr. Peet et du Conseil sur la nécessité possible pour tous de quitter le pays.

Mais je ne pense pas qu'aucun devrait partir immédiatement. En fait, certains d'entre eux croient fermement que quelqu'un devrait partir dès maintenant avec pour objectif d'essayer de trouver des fonds pour ces malheureux. Avec des bandes de Kurdes qui attendent les voyageurs sur toutes les routes, ce serait aller à une mort presque certaine. J'ai toutefois demandé au vali si un ou deux Américains pourraient partir d'ici maintenant pour aller à Constantinople puis aux Etats-Unis et il ne m'a pas caché que cela ne serait pas prudent. D'après lui, quel que soit le nombre de gardiens qu'il leur donnerait, il serait dangereux de voyager actuellement et il m'a conseillé d'attendre quelques semaines. Cela confirme la crainte générale en ce qui concerne le sort de ceux qu'on fait partir d'ici. Cela indique peut-être aussi que les autorités souhaitent que les Américains ne soient pas mis en danger. En outre, le vali m'a fait savoir que les Américains ne seraient peut-être pas autorisés à partir maintenant. Certains estiment que nous en savons trop sur ce qui se passe à l'intérieur de la Turquie et que les autorités n'ont aucunement l'intention de laisser les Américains partir en vie pour faire part de leur témoignage. Je ne le crois pas, mais ce que je crois, c'est que la vie de chaque Américain qui se trouve ici est en danger et que ce danger va croissant. Ce n'est pas seulement que la situation actuelle soit très critique, mais ils font constamment des choses qui sont plus ou moins imprudentes, et toute la colonie peut souffrir de l'imprudence d'un seul. Il est bien naturel qu'ils sympathisent avec les gens parmi lesquels ils ont travaillé et qu'ils tiennent à les aider et à les protéger, mais il serait fort dangereux pour eux de montrer trop de zèle, et de s'exposer eux-mêmes à des difficultés.

En ce qui concerne le besoin de fonds pour le secours aux déportés que j'ai mentionné dans mes télégrammes du 27 et du 28 juin et dans ma dépêche du 30, j'incline à croire qu'on n'aura pas l'occasion de tenter de trouver des fonds. Il semble bien qu'il n'y aura plus personne à aider. Tous ceux qui sont déportés seront probablement tués ou mourront en route au cours des quelques mois qui viennent, et les femmes et les enfants qui restent devront probablement devenir musulmans.

Mon attention vient tout juste d'être attirée sur le fait que le bureau de poste de Mamouret-ul-Aziz avait refusé de verser aux Américains l'argent qui leur avait été envoyé d'Erzeroum et d'Erzindjan pour les déportés qui sont arrivés ici. Il est probable que le gouvernement confisquera ces sommes. J'ignore si l'ambassade voudra prendre ou non des mesures à ce sujet. L'argent est adressé à des Américains, mais il est destiné à des déportés arméniens.

Les télégrammes de l'ambassade n os 19 et 20 ont été reçus. J'ai vu le vali au sujet des naturalisés américains et de leurs enfants et au sujet du personnel du consulat. Comme je l'ai télégraphié ce matin, il m'a dit qu'il n'avait reçu aucune instruction à leur propos. On vient de me faire savoir que le personnel du consulat et deux ou trois femmes dont les maris sont en Amérique peuvent rester ici pour l'instant. Il semble qu'il n'y ait rien de défini sur ces questions. Je serais très heureux que ces femmes puissent partir dès qu'elles pourront le faire sans courir de risques. J'espère que l'on pourra s'arranger pour que les employés du consulat demeurent ici de façon permanente, ou du moins aussi longtemps qu'il y aura un consulat. Il serait impossible de trouver quelqu'un capable de remplir leurs fonctions.

J'ai l'honneur d'être, Monsieur l'ambassadeur,
votre très obéissant serviteur
/signé/
/Leslie A. Davis/
consul

Leslie A. Davis à Kharpout à Henry Morgenthau, ambassade américaine, Constantinople, 11 juillet 1915, inclus dans l'envoi de Morgenthau au Secrétaire d'Etat, 10 août 1915, N.A., D.S., R.G. 59, Dec. File No. 867.4016/122.

Extraits de: Leslie Davis. La province de la mort : archives américaines concernant
le génocide des Arméniens, 1915.
Complexe, 1996.

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