Les faibles espoirs de combler les lacunes bibliographiques

Il y a plusieurs raisons pour un tel scepticisme. L’une d’entre elles prévaut généralement : l'envie irrépressible des responsables de dissimuler autant que possible les traces d’un crime pouvant avoir de graves conséquences. Tevfik Çavdar, le biographe de Talat, comparait l’Ittihad à un « iceberg » composé des parties visibles et invisibles, avec Talat s'appuyant sur ces dernières comme levier pour des actions secrètes et illégales. L’Organisation Spéciale interieure fonctionnait comme une ramification de l'Organisation spéciale originale qui avait une mission distincte de lutte contre les ennemis et les organisations d’Etat étrangers, et elle était structurée de façon à mener ce type d’actions. Comme le souligne C. Kutay à maintes reprises dans ses nombreux écrits, la tâche principale de cette filiale de l’Organisation Spéciale était de mettre en œuvre des plans top secrets de l'Ittihad, comportant des aspirations et des buts nationaux qui ne pouvaient pas être déclarés, et encore moins épousés, publiquement. Ces burs tournaient principalement autour de l’objectif suprême d’éliminer une fois pour toutes les nationalités incompatibles dont la rétivité à s'assimiler ou à intégrer la vie nationale ottomane avait depuis des siècles affligé l’Etat. Les Arméniens étaient la première et principale cible dans ce projet d’homogénéisation forcée de la Turquie et, étant donné les méthodes brutales et barbares requises, le gouvernement ottoman devait être absous de toute responsabilité par tous les moyens possibles.

A la cinquième audience du procès des plus hauts dirigeants ittihadistes (le 12 mai 1919), l’existence de cette filiale de l’Organisation Spéciale et son implication dans les opérations de « déportation » fut admise par Yusuf Riza, Secrétaire responsable de Trabzon puis membre du Comité central de l’Ittihad. Küçük Talat, un autre de ces dirigeants, reconnut de même l’existence de cette émanation. Le capitaine A. Refik, de la Direction des Renseignements du Bureau de la Guerre, cite deux fois dans ses travaux le transfert de certains des brigands (Çetes) du département extérieur de l'Organisation Spéciale à celui des tâches internes, c’est-à-dire la liquidation des déportés arméniens. Un autre auteur turc contemporain, Sina Akşin, déclare que l’exclusion des non-Turcs des Conseils supérieurs de l’Ittihad avait pour motif de cacher ses plans politiques secrets pour lesquels il était prêt à commettre des meurtres.

Etant donné ces circonstances, l'insistance à demander des preuves matérielles explicites et concluantes, relatives au processus de décision officiel du génocide arménien soulève des questions. Cela nous amène au second motif de scepticisme. Non seulement l'archivage était évité, ou du moins réduit au strict minimum, mais surtout de nombreux ministres du Cabinet, y compris le Grand Vizir, étaient exclus des délibérations top secrètes sur ce sujet. Les hauts cris des révisionnistes sur cette absence de documents pertinents dans les archives Başbakanlık (du Premier Ministre, ndt) sont donc un expédient chimérique au but transparent. Trois ministres du Cabinet de 1914 ont témoigné devant la cinquième Comission du Parlement au sujet de ces irrégularités sur la prise de décision et d'archivage. Par exemple, le Ministre de l’Education et haut responsable ittihadiste Ahmed Şükrü a reconnu que les décisions du Cabinet étaient formulées soit oralement soit par écrit, selon l’importance de la question. Le Ministre des Travaux Publics Çürüksulu Mahmud témoigna que les décisions très controversées ou critiques n'étaient pas consignées par écrit. Plus important, le Grand Vizir Said Halim déclara qu’il avait informé de la « tragédie arménienne » seulement après qu’elle avait eu lieu, et que Talat lui avait caché obstinément les détails du crime.

Ces aveux ont été corroborés par trois historiens turcs de l'après-guerre. Cemal Kutay soutient par exemple que de nombreuses décisions vitales ont été prises « personnellement et individuellement » (şahsi ve ferdi), créant « des faits accomplis ». Etant « des décisions hautement secrètes, elles ne pouvaient pas être introduites dans les dossiers et les archives de l’Etat ». L’historien et sociologue Ahmed Emin (Yalman) précise que même des membres du parti n'étaient pas mis au courant des décisions de la hiérarchie du parti. Hüseyin Cahid (Yalçin) le célèbre journaliste ittihadiste et rédacteur en chef du journal Tanin, porte-parole de l’Ittihad, déclare dans ses mémoires que la nature et les organisateurs des déportations arméniennes restaient secrets. Les questions posées à leur sujet ne recevaient que de vagues réponses.

La déclaration qui fait le plus autorité à ce sujet vient de la plume de feu le doyen des historiens turcs, Yusuf Hikmet Bayur. Alors qu'il évaluait la disponibilité des documents sur les décisions du Cabinet du temps de guerre, il déclara que « les décisions les plus importantes, étant secrètes, étaient prises par deux ou trois personnes. Il est donc naturel (tabiidir) qu’aucun document écrit y relatif ne se trouve parmi les transcriptions du Conseil du Cabinet ». Cela met peut-être en lumière le caractère des plus discutables des dépôts pertinents aux Archives ottomanes, qui prétendent être la source ultime pour dénouer les controverses et confusions entourant la question du génocide arménien.

Le stratagème trompeur des doubles ordres écrits

On soupçonnait depuis longtemps que le Ministre de l’Intérieur Talat, chargé de l’exécution des mesures anti-arméniennes, avait mis au point un système de communications trompeuses pour cacher l’intention génocidaire de ces mesures. Il n’était pas rare que ses ordres à découvert de « déportation » fussent accompagnés d’ordres secrets d’« extermination ». L’objectif était clair et sans ambiguïté : donner non seulement un vernis de légitimité à ces mesures, mais aussi une apparence séduisante de bienveillance. Les déportés devaient être protégés, nourris, transportés en toute sécurité, et des sanctions seraient prises contre les fonctionnaires qui maltraiteraient les déportés ou permettraient que d’autres les maltraitent.

L’un des secrétaires privés de Talat, avant la guerre, a révélé dans ses mémoires que Talat avait l’habitude de se livrer à de telles pratiques, que l’auteur Falih Rıfkı (Atay) décriait comme « trompeuses » et « menteuses » (yalan, aldatıcı). En outre, lors de la quatrième audience de la série des procès de Yozgat (11 février 1919), le député de cette province, Şakir, témoigna personnellement que, parallèlement aux ordres de déportation, Talat donnait des ordres « secrets » d’extermination (imha). Lors de la quinzième audience de la même série de procès (27 mars 1919), un commissaire de province (mutasarrıf) attesta du recours à la même méthode. Des câbles secrets furent produits comme preuves à la neuvième audience (22 février 1919) et à la douzième audience (6 mars 1919) de la même série de procès pour soutenir l'accusation qu'une intention secrète de massacre sous-tendait l’ensemble du système de déportations. L’un était expédié par le chef de la gendarmerie de Boğazlıyan, l’autre venait du Chef du Bureau de Recrutement du même lieu.

L'acte d'accusation principal du Tribunal militaire turc fait état d'une autre pièce à conviction dans laquelle l’envoyé plénipotentiaire de Talat à Alep, A. Nuri, déclare textuellement qu’il « recevait personnellement les ordres d’extermination de Talat » (imha emirlerini bizzat aldım). On ne s’attend quand même pas à trouver dans les Archives du premier Ministre, si souvent annoncées mais peut-être reconstituées, la preuve de ce recours démesuré à une ruse meurtrière dominant toute l’entreprise de « déportations arméniennes.

L’absence totale de toute preuve documentée était précisément l’intention et le but des auteurs du génocide. Seule une bouffée de naïveté intentionnelle ou innocente, peut encore conduire certaines personnes à insister sur la fiabilité et l’authenticité du fonds des Archives ottomanes.

Que de telles fourberie et ruse meurtrière fassent partie de l'héritage ottoman, cela est prouvé par une récente découverte de deux documents intégrés dans la compilation imposante de l'ouvrage du général turc Kâzım Karabekir relatant la Guerre d’indépendance kémaliste de 1920 à 1923. Le 8 novembre 1920, le gouvernement d’Ankara expédia deux télégrammes chiffrés. L’un d’eux ordonnait au général d’être aimable envers les représentants de la République arménienne vaincue, dont l’armée non entraînée, inexpérimentée et novice avait succombé lorsque Karabekir avait envahi militairement l'Arménie. Il lui était demandé de promettre aux officiels arméniens l’amitié, l’aide économique et la fourniture d’aliments pour empêcher une famine en Arménie. L’autre télégramme, « secret » et chiffré, enjoignait toutefois au général de prendre toutes les mesures nécessaires pour réussir « l’élimination politique et physique de l’Arménie ». (Ermenistani siyaseten ve maddeten ortadan kaldırmak) On lui recommandait de poursuivre de manière circonspecte et progressive cet objectif qui « reflète l’intention réelle du Cabinet » (makasidi hakikiye). Le plus significatif est que le général est invité à employer tous les moyens disponibles pour bercer les victimes d’illusions afin de tromper (igfal) les Arméniens et duper les Européens" qui se préoccupent de leur sort.

Un officier de carrière turc opposé à l’Ittihad, Hasan Amca, était agacé par les efforts turcs pour qualifier la tragédie arménienne de simple sous-produit d’un plan de déportation justifié et il exprima son indignation, peut-être sans arriver à convaincre : « Oubliez les termes "déportations", "massacres" et dites : "la décision d’exterminer les Arméniens" » , avant de conclure : « Ce pays n’a pas le cran d’affronter la vérité. » Plus récemment, ce manque de "cran" s’est particulièrement matérialisé le 1er juillet 1983 dans la circulaire du Ministère de l’Education publique interdisant dans les atlas historiques l’usage des mots « Arménie » et son équivalent turc « Ermenistan ». En décembre 1986, la maison d'édition d’une version turque de l’Encyclopaedia Britannica a été accusée d’affaiblir le sentiment national turc parce que l’ouvrage faisait allusion à l’existence d’un état arménien au sud de l’Anatolie au XIème siècle.

L’omniprésence et la persistance de ce syndrome négationniste sont décortiquées par l’auteur britannique David Hotham qui, dans les années 1960, a passé huit ans dans la capitale turque comme correspondant du London Times et parle couramment le turc : « … Tous les Turcs, autant que j’ai pu en juger, sont catégoriques sur la question arménienne. Aucun Turc, si raffiné, occidentalisé, ou si bien connu de moi personnellement, que j'ai rencontré n'a exprimé en ma présence un quelconque sentiment de culpabilité au sujet du sort des Arméniens ; divisés sur la plupart des autres questions, les Turcs semblent unis sur celle-ci. » (Pour le texte entier et la source de cette déclaration, voir « L’Emergence de la négation comme impératif culturel », dans la section bibliographique de cette étude.)

Comme indiqué dans l’introduction de ce chapitre, les lacunes bibliographiques reflètent à la fois la conscience de la gravité du crime qu'il faut étouffer et l’énormité de la responsabilité associée à la planification et à la mise en œuvre de ce crime.

De plus, la conspiration génocidaire s’étend aux conséquences du crime, par la conspiration du silence ou de la réticence. Le sujet devrait ainsi s'apaiser jusqu'à recevoir le statut d'une matière sensible et même interdite. D’où les réactions véhémentes et parfois truculentes que provoquent les tentatives de s'écarter du modèle. En tant que telles, elles aussi font partie de la bibliographie, comme on le notera ci-dessous :
La suppression devient ainsi partie intégrante du syndrome de négation.

L’émergence de ce type de comportement post-criminel est largement, sinon exclusivement, due à l’évolution politique d’après-guerre, qui a permis à la Turquie d'être le seul ennemi vaincu de la Première Guerre mondiale à pouvoir négocier les termes d’un accord de paix. En exploitant les querelles internes des vainqueurs et en organisant un soulèvement intérieur en Turquie, Mustafa Kemal (Atatürk) a réussi à transformer une défaite militaire en victoire militaire régionale. Le Traité de Lausanne qui en découle en 1923, dont la plupart des termes ont été quasiment imposés par les Turcs à un rassemblement de diplomates lassés, discordants et opportunistes, représentant les Alliés vainqueurs, a permis à la question des crimes de guerre, y compris le génocide arménien, d’être balayée. Ce fait, plus le changement de régime marquant l'avènement d’une République de Turquie moderne, fournit aux Turcs l’élan, sinon la licence, de classer le fait historique du génocide arménien comme une affabulation, et de dénigrer le corpus de preuves comme provenant de sources partisanes ou biaisées. Leur succès relatif est illustré par l’usage croissant du qualificatif « prétendu » par des représentants mal informés des médias et de la politique s'exprimant superficiellement sur le génocide arménien ; il met en évidence, une fois de plus, la prépondérance de l'influence exercée par un parti puissant face à un adversaire faible ou impuissant. La situation s'aggrave encore si l’on considère que l’adversaire, c’est-à-dire les Arméniens, est privé des ressources minimales faisant habituellement partie de la structure d’un Etat souverain.

Pour conclure, les documents turcs restants, ainsi que les témoignages sporadiques et éparpillés dans des débats publics et des mémoires publiés des fonctionnaires civils et militaires turcs de haut rang, possèdent une valeur inestimable étant donné les obstacles susmentionnés. L’authenticité de ces sources turques est incontestable, tandis que celles sujettes à caution, telles que le dossier Naim-Andonian qui contient les télégrammes chiffrés très compromettants de Talat, l’architecte du génocide arménien, ont été omis uniquement dans le cadre de cette étude, qui consiste à parer aux excuses pour la controverse. Les sources et les informations turques, triées et intégrées dans la présente étude, démontrent une fois de plus que la suppression des preuves a non seulement ses propres limites mais comporte des risques intrinsèques par rapport à l'éventualité d'une découverte ultérieure. Les conclusions de cette étude serviront à confirmer le credo des chercheurs selon lequel l’essentiel de la vérité ne peut pas être étouffé indéfiniment, quelle que soit l'importance des ressources utilisées dans ce but.

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Reproduit avec la permission de :
Genocide: A Critical Bibliographic Review, Vol. 2 (Israel W. Charny, ed.)
London: Mansell Publishing; New York: Facts On File,
1991 © 1991 by Institute on the Holocaust and Genocide,
PO Box 10311, 91102 Jerusalem, Israel.

Traduction : Louise Kiffer
Collaboration : Laurence Pfister
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