De toutes façons, c'est encore à l'arrivée que le pire, que l'on croyait déjà atteint, se révèle. A Alep, les Allemands sont horrifiés et un maître d'école, le Dr Niepage, rédige un rapport sur la situation des Arméniens :

« Nous ne voulons pas nous attarder sur les atrocités sanglantes qui accompagnent généralement l'expulsion des Arméniens de leurs régions montagneuses, sur les milliers d'hommes arrachés aux leurs et parfois tués sous leurs yeux, sur les milliers de femmes, enfants, jeunes filles déshonorées ou mutilées par leurs gardiens et leurs acolytes et dont les cadavres dénudés bordent les routes que doivent parcourir les troupes successives de déportés, sur les brutalités indicibles, la soif, la faim qui ont décimé les survivants, pour la plupart des veuves et des enfants, complètement dépouillés et squelettiques, avant qu'ils échouent ici pour être peut-être renvoyés — un sur six qui sont partis — sur un même chemin de souffrance, sans aucune existence possible dans le désert, où même le nom arménien disparaîtra...

« Qu'il nous soit permis toutefois de mettre en lumière une scène de la misère résultant de l'extermination de ce peuple, scène qui se passe à proximité immédiate de l'école, à une étroite ruelle de distance.

« II y a là un ancien khan, ou caravansérail, de grandes dimensions que les autorités turques ont mis à la disposition des déportés arméniens, particulièrement pour leurs grands malades : une sorte d'hôpital, en somme. Entrons par le passage étroit et resserré.

« Quelques voûtes, des silhouettes lamentables, faméliques, couvertes de haillons, qui sont couchées à même la terre ou bien au mieux sur quelque reste misérable de leurs biens. Des femmes et des enfants. Çà et là, un vieillard. Pas d'hommes dans la force de l'âge.

« Nous pénétrons dans la cour : elle n'est plus qu'un ignoble tas d'immondices. Au bord, devant les voûtes, des malades, des mourants, des morts gisent pêle-mêle dans leurs excréments. Des myriades de mouches sur les malades épuisés et les cadavres. Des soupirs, des gémissements, de temps à autre, une plainte à cause des yeux fatigués par les centaines de mouches. A côté du cadavre nu d'un vieillard, deux enfants satisfont à leurs besoins.

« Traversons la cour couverte d'excréments pour monter sous une voûte. Une douzaine d'enfants, à moitié morts de faim, hébétés ; parmi eux certains sont mourants ou déjà morts peut-être... Personne n'y prête attention. On a extrait d'un renfoncement sinistre un cadavre d'enfant à moitié décomposé, qu'on n'a décelé que par l'odeur de pourriture qui s'en dégageait. Il y a là des orphelins dont la mère est morte en ces lieux dans les derniers jours. Aucun docteur ne se montre. Pas de médicament pour les soulager. Ils sont voués à une mort terrible, ils vont mourir de faim. Le gouvernement procure à cet « hôpital » des lentilles ou du boulgour (une sorte de froment) et du pain noir de l'armée. Mais ces pitoyables créatures qui ont souvent voyagé pendant des semaines, voire des mois, dans la chaleur et sans eau, ont un estomac affaibli qui ne supporte plus une telle nourriture, qui sans cela serait à peu près suffisante. Dysenterie, affaiblissement, typhus s'ensuivent. Entre-temps, des porteurs de cercueils ont fait leur apparition. Une partie de ceux qui sont décédés dans les derniers jours y sont entassés en vrac, emmenés au cimetière le plus proche et déchargés dans la fosse commune. Il n'y a pas assez de cercueils pour le transport — ils ne servent qu'à cela — car la mort enlève chaque jour cent à cent cinquante des survivants arrivés jusqu'ici. Des voitures emportent la cargaison de cadavres. Une bâche recouvre le plus horrible. Des jambes, une tête pendent çà et là tandis que la charrette avance avec bruit sur les pavés du chemin. »

Deux autres professeurs de l'école allemande signent ce texte, Edouard Graeter et Marie Spieker, ainsi que le directeur, Hubert, qui ajoute : « La description de notre collègue, le Dr Niepage, n'est nullement exagérée. Nous respirons depuis des mois une odeur de cadavre et vivons parmi des mourants. Seul l'espoir d'une fin rapide de cette situation révoltante nous permet de continuer à travailler à l'école ainsi que la volonté de prouver à la population non turque d'ici, dans la mesure de nos faibles moyens, que nous n'avons, nous Allemands, rien à voir avec les méthodes horribles de ce pays16. »

Le Dr Niepage signale d'ailleurs que le consul Hoffmann a complété son rapport « par des photographies prises par lui-même dans le khan et qui représentaient des monceaux de cadavres au milieu desquels se traînaient des enfants encore en vie45 ».

 

D'autres, qui essaient d'aider les victimes, répondent au questionnaire d'une association suisse de bienfaisance. A Alep, c'est Béatrice Rohner qui répond.

« Question n° 1 :

— Quel est le nombre approximatif des déportés arméniens qui se trouvent dans votre rayon d'action ?

Réponse :

— Notre rayon d'action est double : la sœur Paule Schäfer s'est chargée de la ligne Osmanie-Islahiye et de la plaine au sud de Marach où il y a des campements plus ou moins importants d'Arméniens dispersés un peu partout. La misère parmi les quelque sept mille Arméniens restés à Marach même est absolument terrible. Sœur Paule, qui est connue tant par les Arméniens que par les musulmans, a pu accomplir assez librement sa tâche dans tous ces endroits. Grâce à son influence, le colonel von Kress a pu, à la fin de décembre, décider Djemal pacha à confier un orphelinat comprenant environ quatre cents orphelins à la signataire de cete lettre. Cela nous a donné la possibilité de continuer notre œuvre en toute quiétude. Lancée dès l'été, notre œuvre d'assistance a été poursuivie par les ecclésiastiques protestants et grégoriens, avec le soutien des consuls allemand et américain. Le pasteur Eskidjian, qui s'était particulièrement distingué par sa fidélité et son dévouement, est mort du typhus il y a quelques semaines. En tout, 1 250 orphelins sont rassemblés ici, dont 400 sont avec le pasteur Haron Chiradjian, 250 à l'église grégorienne et 400 (autrefois 600) avec moi-même. Au début, le gouvernement fournissait la nourriture nécessaire, mais bien vite, ce zèle a diminué : depuis cinq semaines, nous ne recevons que du pain, mais là aussi nos réserves s'épuisent. Le prix de la nourriture a plus que quintuplé et il faut compter quatre piastres (0,04 livre turque) par jour et par enfant pour une alimentation réduite au minimum, ce qui fait donc 50 livres turques par jour uniquement pour les orphelins d'Alep. Outre ces enfants, environ 4 000 réfugiés arméniens vivent cachés à Alep. Ils fuient devant la police, d'une maison à l'autre, d'un quartier à l'autre, et mènent une existence misérable. Ils sont secrètement soutenus par les chefs de leur Eglise. Au sud et au sud-est de la ville, 250 000 Arméniens sont dispersés dont la plupart ne peuvent être touchés qu'indirectement, par des dons en sous-main. Dans la région de Hama, Damas, dans la partie orientale de la Palestine, sur l'Euphrate, beaucoup attendent une aide.

Question n° 4 :

— Quelles seraient les sommes nécessaires ?

Réponse :

— Il faudrait une allocation de deux piastres (0,02 livre turque) par personne en plus des 4 000 livres par mois pour Alep. Il s'agit d'empêcher le plus grand nombre possible d'entre eux de mourir de faim et de les maintenir en vie jusqu'à la fin de la guerre16. »

 

 

 

   

Imprescriptible,
base documentaire
sur le génocide arménien

  © Jean-Marie Carzou
Arménie 1915, un génocide exemplaire
, Flammarion, Paris 1975

édition de poche, Marabout, 1978