Et puis, c'est n'importe où sur la route que l'on peut voir les victimes du génocide :

« En me rendant de X... à Constantinople, dit un professeur, je vis, au moins, cinquante mille déportés dont les trois quarts étaient des femmes et des enfants, qui avaient été arrachés de leurs foyers et de tout ce qu'ils possédaient au monde, et traînés dans les champs, le long de la ligne du chemin de fer, sans abri, sans moyens de subsistance, affamés, malades, mourants, attendant que les exigences du trafic du chemin de fer permissent de les entasser comme des moutons dans des wagons à marchandises, pour être transportés vers l'Est et mourir dans les déserts, à moins de mourir en route ou de disparaître dans quelque harem turc. J'ai vu des centaines de mères au cœur brisé par les cris de leurs enfants mourant de faim, qu'elles étaient impuissantes à secourir ou à sauver. Les fonctionnaires du chemin de fer allemand agissaient d'accord avec les fonctionnaires corrompus du gouvernement turc, pour extorquer tout l'argent qu'ils pouvaient tirer de cette malheureuse foule. Les cinquante mille déportés que je vis ne représentaient qu'une petite part de la succession des caravanes qui sont passées sur cette route pendant des mois31. »

 

Car le chemin de fer sert aussi à la déportation, et ce sont des touristes américains qui le constatent : « C'est le cœur brisé que nous quittâmes la ville, et à peine notre train s'était-il mis en marche que nous avons rencontré l'un après l'autre des trains remplis, bondés de ces pauvres gens qu'on emmenait en des lieux où on ne pouvait se procurer aucune nourriture. A toutes les gares où nous nous arrêtions, nous nous trouvions côte à côte avec ces trains ; ils étaient formés de wagons à bestiaux et l'on apercevait derrière les fenêtres barrées de chaque wagon des figures de petits enfants qui regardaient. Les portes de côté étaient grandes ouvertes et on voyait facilement des vieillards, de vieilles femmes, de jeunes mères avec leurs petits bébés, des hommes, des femmes, des enfants, tous étaient pressés pêle-mêle comme des moutons ou des porcs, des êtres humains plus maltraités que des bestiaux. Vers huit heures du soir, nous arrivâmes à une station où ces trains attendaient. Les Arméniens nous dirent qu'ils étaient là depuis trois jours sans nourriture. Les Turcs les empêchaient d'acheter des vivres ; et il y avait au bout de ces trains un wagon rempli de soldats turcs prêts à déporter ces pauvres gens, jusqu'au désert salé ou à tout autre lieu assigné.

« Des vieilles femmes se lamentant, des bébés pleurant à faire pitié. C'était une chose terrible de voir une pareille brutalité et d'entendre de pareilles souffrances. On nous dit qu'au moment où le train traversa le fleuve, vingt bébés avaient été jetés à l'eau, par les mères elles-mêmes, qui ne pouvaient plus supporter d'entendre les pleurs de leurs petits demandant à manger, alors qu'elles n'avaient rien à leur donner.

« Une femme donna naissance à deux jumeaux dans un de ces wagons ; et en traversant le fleuve elle jeta ses deux bébés et se jeta elle-même à l'eau.

« Ceux qui n'avaient pas le moyen de payer leur voyage dans ces wagons à bestiaux, étaient obligés d'aller à pied. Tout le long de la route, nous les apercevions de notre train, marchant lentement et tristement, emmenés de leurs maisons comme des moutons à l'abattoir.

« Comme un officier allemand se trouvait dans le train avec nous, je lui demandai si l'Allemagne n'avait rien à voir avec ces déportations, car je pensais que c'était la chose la plus brutale qu'on ait jamais vue. Il répondit : "Vous ne pouvez pas faire d'objection à l'exil d'une race. C'est seulement la manière que les Turcs emploient qui est mauvaise." Il dit qu'il venait justement lui-même de l'intérieur et qu'il avait assisté aux scènes les plus terribles qu'il eût jamais vues de sa vie. Il ajouta : "Des centaines de personnes marchaient à travers les montagnes, poussées par des soldats ; beaucoup mouraient le long de la route ; des vieilles femmes et des petits enfants trop faibles pour marcher étaient attachés à des ânes, des bébés gisaient morts, sur la route, partout l'image de la mort!"

« La dernière chose que nous vîmes, tard dans la soirée, et la première chose que nous aperçûmes le matin, c'était une succession de trains emportant leur chargement de vies humaines à la destruction.

« Une autre personne voyageant avec nous nous dit que d'un des trains une mère la pria d'emporter son enfant avec elle pour le sauver d'une pareille mort.

« Elle raconta qu'un Arménien, un grand commerçant de Kharpout, lui avait dit qu'il préférait tuer ses quatre filles de sa propre main plutôt que de les voir emmener par des Turcs. Cet Arménien fut obligé de quitter sa maison, son commerce et tout ce qu'il possédait et de se mettre en marche avec toute sa famille, vers la destination que les Turcs avaient choisie pour l'exiler. Lorsque nous arrivâmes à une station près de Constantinople nous rencontrâmes un train d'une grande longueur rempli d'Arméniens qu'on venait d'exiler de Bardizag.

« Mon mari et Mr. A. s'entretinrent avec un des professeurs indigènes de notre école américaine, qui leur dit, entre autre, qu'un vieillard marchait dans la rue à Bardizag, lorsque l'ordre de partir arriva. Le vieillard étant sourd ne comprit pas ce qui se passait et comme il ne se dépêchait pas de quitter la ville, un soldat l'abattit d'un coup de fusil dans la rue. Le professeur nous dit qu'il ne pouvait pas acheter des vivres car les soldats l'en empêchaient.

« Les cris de ces poupons et de ces petits enfants demandant à manger résonnent toujours à mes oreilles. On entendait de tous les trains qui passaient les mêmes cris des petits enfants à briser le cœur31. »

 

 

 

   

Imprescriptible,
base documentaire
sur le génocide arménien

  © Jean-Marie Carzou
Arménie 1915, un génocide exemplaire
, Flammarion, Paris 1975

édition de poche, Marabout, 1978